Chroniques

par bertrand bolognesi

Tasmin Little, Simon Rattle et les Berliner Philharmoniker
Beethoven, Bartók et Ligeti

Philharmonie, Berlin
- 30 octobre 2003
la violoniste Tasmin Little photographiée par Clive Barda
© clive barda

Jeudi soir. Berlin. Il pleut sur le quartier neuf de Postdam. Il vente. Sur les avenues encore en chantier, des voitures s’affairent. Grand bruit. La Philharmonie accueille la violoniste britannique Tasmin Little [photo] pour un concert très attendu, puisqu’avec Simon Rattle elle donnera le Concerto de Ligeti avec lequel ils connurent un grand succès il y a trois ans à Birmingham, puis aux Prom’s de Londres, et enfin au Salzburger Festspiele.

Née à Londres, elle étudia auprès de Pauline Scott à la Yehudi Menuhin School, obtint le diplôme de la Guidhall School of Music avec médaille d’or, et poursuivit son exploration de l’instrument au Canada avec Lorand Fenyves. Son répertoire ne comprend pas moins d’une cinquantaine de concerti parmi lesquels figurent les grands classiques (Mozart, Tchaïkovski, Beethoven, Sibelius, Dvořák, Brahms, etc.), mais également de nombreuses raretés qui affirment la curiosité de cette interprète – concerti de Bax, Britten, Dohnányi, Karłowicz, Rubbra, Maw, Walton. Son enregistrement du Concerto pour violon et orchestre de Frederik Delius fut particulièrement remarqué, puis largement récompensé. Tasmin Little travaille régulièrement avec les chefs Andrew Davis, Kurt Masur, Neeme Järvi, Leonard Slatkin, Roger Norrington, Vladimir Ashkenazy et Guennadi Rojdestvenski, se produisant avec les orchestres de Bournemouth, Liverpool, Cleveland, Tokyo et les New Yok Philharmonic, Minnesota Orchestra, London Symphony, Royal Philharmonic, Wiener Philharmoniker, Leipzig Gewandhaus Orchester, Honk Hong Philharmonic et Royal Danish Orchestra. Elle donne régulièrement des récitals de musique de chambre, souvent accompagnés par les pianistes Martin Roscoe ou Piers Lane. Elle joue un Guadagnini de 1757.

La seconde version du Concerto pour violon et orchestre de György Ligeti fut créée par Saschko Gawriloff et Péter Eötvös à la tête de l’Ensemble Modern le 8 octobre 1992 à Cologne. Il s’agit d’une page extrêmement virtuose mêlant diverses traces anciennes, comme les intentions de Wieniawski ou Ysaÿe, et des effets de trompe-l’œil timbriques rappelant Gesualdo. L’on avait pu reprocher un excès de discrétion dans l’interprétation qu’en donnait au printemps Jeanne-Marie Conquer [lire notre chronique du 24 mai 2003]. Ici, c’est le contraire qui devient gênant. En effet, si la prouesse technique de Tasmin Little demeure irréprochable, elle n’hésite pas à s’emparer de l’œuvre jusqu’à en faire tout à fait autre chose, principalement lors de la cadenza romantique qu’elle lui ajoute. Avec la complicité de Simon Rattle, elle fait de cette partition un concerto classique avec soliste en vedette, ce qui est loin de son esprit. Les savants alliages instrumentaux en pâtissent, laissant bientôt un souvenir fade de cette exécution. Il semble que, forte de son succès, l’artiste ait oublié de servir les intentions du compositeur. Certes, ce dernier n’a pas négligé le côté virtuose, mais en le se situant à un tout autre niveau. Quant à lui, Rattle souligne avantageusement certaines couleurs, sans atteindre cependant la grâce de Boulez à Londres en mars 2000.

La soirée s’est ouverte sur la Musique pour cordes, percussion et célesta écrite par Bartók à la demande de Paul Sacher en 1936, pour être créée par son commanditaire l’année suivante à Bâle. Le choix de Simon Rattle peut surprendre, mais se tient avec bonheur tout au long de l’exécution. Le début de l’Andante tranquillo est étiré comme jamais, ne faisant jamais sonner les entrées et la progression de la polyphonie, si bien que le crescendo gagne une force incomparable. Le chef y entretient un grand mystère, proche du début du Château de Barbe-Bleu. Le deuxième mouvement affirme un lyrisme évident, dramatisé par des silences plus « joués » que d’habitude. La mobilité incessante des tempi de ce passage s’agrémente d’une précision dans l’articulation et le phrasé qui ravit l’écoute. L’Adagio suivant est délicatement retenu, « distillé » pour ainsi dire, avec des phrases de violons joliment rendues. Le dernier mouvement accuse quelques soucis d’équilibre entre les pupitres et une battue un peu lourde qui lui font éviter une certaine folie. Les choix de sonorité, de couleur, de pâte, s’avèrent judicieux, mais la dynamique peu intéressante. Quant au final, la surenchère d’effets manque de peu la vulgarité, venant contredire un parti- pris de lecture jusque-là fort appréciable.

Pour finir, les Berliner Philharmoniker et son chef donnent une peu convaincante Symphonie en fa majeur Op.68 n°6 « Pastorale ». On lui reconnaîtra de louables tentatives de sonorités anciennes, un art du détail qu’il convient de saluer, une mise en valeur de chaque solo. De même applaudit-on l’excellence des bois berlinois. Mais une lecture heurtée qui emprunte des tempi systématiquement alourdis brise ce beau travail. Pris séparément, chaque trait se révèle d’une haute tenue, mais mis bout à bout, ils ne donnent presque rien. Seule la Tempête est réussie, à la fois précise et soignée ; elle rend compte de chaque intervention instrumentale et s’exprime dans une dynamique passionnante. Mais l’ensemble s’est noyé d’une lenteur déconcertante et soporifique.

BB