Chroniques

par bertrand bolognesi

Susanna Mälkki dirige le Koninklijk Concertgebouworkest
création de Circle Map de Kaija Saariaho

Holland Festival / Gashouder van de Westergasfabriek, Amsterdam
- 22 juin 2012
la compositrice finlandaise Kaija Saariaho, photographiée par Olivier Roller
© olivier roller

Avec ce programme Out of the box, le prestigieux Koninklijk Concertgebouworkest (Orchestre royal du Concertgebouw), entendu hier dans un Parsifal qu’il défendait somptueusement [lire notre chronique de la veille], sort de sa légendaire acoustique pour d’autres lieux. Ainsi sommes-nous ce soir au Gashouder, l’un des éléments de la Westergasfabriek, immense complexe gazier construit dans le nord-ouest d’Amsterdam en 1883 (comme en témoignent assez nettement, quoique discrètement, certains détails architecturaux). Fermé un peu plus d’un siècle plus tard, voilà une quinzaine d’années que le site fut réaménagé en parc publique incluant ses bâtiments désormais destinés à l’activité culturelle. Danse, théâtre, rock, concepts multimédia, mais encore concerts symphoniques y sont régulièrement proposés.

Donner un menu intégralement contemporain au Gashouder semble a priori une bonne idée… a priori seulement, car les tribulations acoustiques révèlent des avantages et des failles qui, au final, font pencher la balance du côté des obstacles. Ainsi deux œuvres sur les quatre jouées aujourd’hui s’en accommodent, tandis que les deux autres en souffrent.

Pour commencer, Susanna Mälkki dirige Rituel in memoriam Bruno Maderna, hommage saisissant de Pierre Boulez au compositeur et chef italien disparu à l’automne 1973, dont il recourt au codage musical du nom pour inventer ses fondations harmoniques. La partition fut conçue pour un orchestre séparé en huit groupes. Dans cette sorte de cirque qu’est le Gashouder, qu’ils s’approprient efficacement, ces huit pôles s’espacent avec bonheur. Ainsi goûtons-nous une interprétation fascinante d’exactitude et de précision, tant dans le ciselé instrumental et le rendu des relais timbriques que dans la respiration du silence. La cheffe finlandaise écoute attentivement la résonnance pour en gérer adroitement l’impact. Le résultat prend une couleur nouvelle, trop habitués que nous sommes, sans doute, à celle qu’arbore l’Ensemble Intercontemporain, inévitablement gardée en mémoire – aussi est-il indispensable d’aller écouter ce répertoire par des formations qui s’y frottent occasionnellement, ne serait-ce que pour en appréhender l’universalité. Ici, le caractère rituel (justement) gagne une aura évidente, une dimension sacrée qui dépasse les dimensions qu’on lui connaissait. Et l’on perçoit d’autant mieux la perte que ne manquera pas d’occasionner le départ de Susanna Mälkki, tête de l’ensemble pré-cité jusqu’en 2013 seulement… malheureusement.

Est-il possible de jouer quelque chose après une pièce d’une telle densité de pensée ? La création mondiale d’Antarctique ne suffira pas à contredire ce propos. Rituel nécessitant près d’une demi-heure, peut-être aurait-il été judicieux de placer l’entracte juste après, ce qui aurait pu atténuer le choc de rencontrer d’emblée une page si faible que celle de Richard Rijnvos. Antarctique déploie l’orchestre au grand complet dans des accords brillants qui viennent ponctuer des motifs répétés, non dépourvus d’effets de texture assez « énergisants ». Indéniablement, l’influence des minimalistes américains parle à travers cet opus qui fait traverser d’une manière toute reichienne un principe feldmanien que contrecarre incongrument une jouissance « accrocheuse » des ressources orchestrales, presque straussienne. Cela dit, il est à supposer que dans une acoustique plus adaptée, ces opulences laisseraient entendre d’autres finesses (peut-être…).

Cette soirée voit aussi la création mondiale de Circle Map, nouvelle œuvre de Kaija Saariaho [lire notre entretien], elle aussi desservie par le lieu. Écrite pour orchestre et électronique en temps réel (il s’agit d’une commande groupée des Boston Symphony Orchestra, Göteborgs Symfoniker, Koninklijk Concertgebouworkest, Orchestre National de France, Royal Scottish National Orchestra – première française prévue à Paris durant la saison 2013/14 – et Stavanger Symfoniorkester), elle s’articule en six sections distinctes.

D’emblée, Morning Wind surprend par un départ subtilement « flouté », légèrement différé, qui ne s’installe même pas dans son propre miroitement. Après une extinction dans le souffle des contrebasses, le motif des flûtes est repris, à la fois enrichi et radicalisé. Une voix surgit des haut-parleurs, enlacée à une sorte de brève danse obstinée sur laquelle reviennent les flûtes, dans un alanguissement qui mène à un glissando extrêmement clair du premier violon. Un geste descendant des cuivres, plusieurs fois réitéré, caractérise Walls Closing. Le texte y opère en large prosodie, dans le rythme des instruments. Introduit par une scansion régulière sur des aspirations synthétiques, le troisième mouvement, Circles, se livre à une mécanique « dangereuse », pour ainsi dire, enchâssée dans les mélismes des bois et une mélodie de trompette, bientôt mise en exergue jusqu’à déambuler au-dessus d’un magma de contrebasses et d’un col legno de violoncelles. Le tissage est incontestablement complexe, sans que l’auteure s’y appesantisse jamais : au contraire, plutôt que d’en ressasser l’idée, Saariaho conclut l’épisode par un imprévisible déchaînement.

Days are Sieves agit dans une latence amplement respirée que les cordes cousent en micro-intervalles. La présence de la voix y est à la fois prégnante et discrète, toujours transmise dans un grain épais. Des cuivres un motif en réminiscence lointaine prend son envol. Dans un climat chambriste, le tendre trait de violon solo de Dialogue (I am so small) entre dans une délicate lice de harpe, de piccolo et de voix d’enfant, dont la texture demeure secrète, toujours, mais également serrée. Au tutti d’alors se déployer dans d’indicibles « mollesses dynamiques », si l’on peut dire, sur une voix qui vrombit. Cette partie s’achève dans des méandres de flûtes rehaussés de cloches-tubes. Au dernier mouvement de s’ouvrir, All Day and Night, dans des frôlements graves, sombres, aux percussions, puis à la clarinette, qui peu à peu montent dans les registres, jusqu’aux flatterzung des flûtes. Une pincée de hautbois frais, et tous s’engagent dans un frémissement général dont surgissent de toniques incises violonistiques puis une figure mélodique « tournante ». À l’opposée d’une telle effervescence, la fin se fait imperceptible. Vous l’aurez compris : Circle Map est l’événement de ce concert. Malgré les aléas acoustiques évoqués plus haut, nous en apercevons la savante facture, les raffinements inouïs, remarquablement servis par Susanna Mälkki et les musiciens du Koninklijk Concertgebouworkest, autant de trésors qui invitent à vous conseiller vivement d’aller la découvrir lorsque la donnera l’ONF.

Après un court entracte, placé là pour des questions de géographie de plateau, nous retrouvons Kraft de Magnus Lindberg, pièce créée il y a vingt-sept ans par Esa-Pekka Salonen à Helsinki. Outre le grand orchestre, Kraft est conçu pour cinq solistes ; aussi le violoncelliste Anssi Karttunen, les percussionnistes Gustavo Gimeno et Herman Rieken, le clarinettiste Kari Kriikku et le pianiste Ralph van Raat gagnent-ils la scène. Plus précisément, certains d’entre eux iront bel et bien sur scène, mais pour s’en mieux échapper selon les exigences de l’œuvre qui joue volontiers sur une spatialisation des instrumentistes eux-mêmes (une spatialisation « naturelle », si vous voulez). Comme son nom l’indique, Kraft vous attaque [lire notre chronique du 8 mars 2006], vous saisit, vous dévore, et se trouve fort bien au Gashouder pour ce faire ! Chaîne contre gong, clarinette saturée, sifflet strident soufflé par le chef, marteau contre lampadaire, sa « fabrique » marie Varèse à Stockhausen dans une violente orgie qui n’est pas sans annoncer l’aujourd’hui d’un Yann Robin. Pour commencer dans le très très fort, voire l’assourdissant, elle se trame bientôt dans l’infiniment petit, puissance et force ne se trouvant pas forcément là où on les attend. De nombreux événements sonores voyageront dans l’insolent dépliage d’un instrumentarium pléthoriquement saugrenu [lire notre chronique du 10 juin 2011], jusqu’aux onomatopées que Susanna Mälkki assène hyper-rythmiquement dans le micro.

BB