Chroniques

par laurent bergnach

Street scene | Scène de rue
opéra de Kurt Weill

Théâtre du Châtelet, Paris
- 31 janvier 2013
Street scenes, opéra de Kurt Weill
© dr

Lorsqu’il découvre la pièce Street scene (Die Straße) à Berlin, en 1930, Kurt Weill n’imagine sans doute pas qu’il travaillera un jour avec le dramaturge Emil Rice (Prix Pulitzer en 1929), lequel adapte son œuvre et écrit des lyrics en compagnie du poète Langston Hughes, pour un « opéra américain » éponyme en deux actes, créé le 9 janvier 1947 à l’Adelphi Theatre (New York) – entre ces deux épisodes, il y a bien sûr le départ d’Allemagne (1933), l’arrivée aux États-Unis (1935) et les créations de Johnny Johnson (1936), Knickerbocker Holiday (1938), Lady in the dark (1941) [lire notre chronique du 14 février 2009] et One touch of Venus (1945) [lire notre chronique du 19 juillet 2004].

Exilé en raison de ses origines et de ses sympathies communistes, Weill pouvait-il rester insensible à ses familles pauvres du Lower East Side à Manhattan, juives comme lui, italiennes ou suédoises (bientôt Noires et Latinos), qui se battent pour survivre dans un pays qui offre ses cônes glacés… à qui peut se les payer ? Pour lui qui avait tant porté les mots de Brecht – notamment pour Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny (1930), une autre histoire de terre promise [lire notre critique du DVD] –, comment rester sourd à ces différentes visions de la vie échangées entre voisins vivant à demi hors d’un logis exigu, et résister au vieux Kaplan qui prêche une éducation affranchie de la peur du bâton ou à la jeune Rose qui souhaite surmonter seule les épreuves, sans le soutien d’un Prince Charmant ? Weill insiste d’ailleurs sur l’art de servir au mieux ce texte :

« En tant que compositeur de théâtre, je dois présenter ma musique de manière à ce qu’elle touche un public réaliste. Je n’ai trouvé qu’une erreur dans Porgy and Bess, la tendance à tout dire en musique. Il y aura soixante-quinze pour cent de musique dans mon histoire et vingt-cinq pour cent de dialogues. Parfois, le dialogue sera souligné par l’orchestre lorsqu’un tournant dramatique se déploie. À d’autres moments, il n’y aura pas de musique du tout » (in The Musical Digest, 1946).

L’écriture de Street scene aura demandé à Weill quinze mois d’efforts dont il fut peu récompensé, du fait de la concurrence régnant à Broadway. Tombée d’abord dans l’oubli, l’œuvre gagne aujourd’hui en visibilité – ne serait-ce qu’en France [lire nos chroniques des 16 mars 2010 et 18 décembre 2010]. Pour cette coproduction britannique entre The Opera Group et l’Young Vic Theater présentée pour la première fois en juillet 2008, John Fulljames mise sur une animation soutenue des personnages autour d’escaliers qui mènent du trottoir à la coulisse par l’intermédiaire d’une coursive, sans surprise ni humour. Sur et sous cette dernière se serrent les musiciens d’un Orchestre Pasdeloup dynamique mais terne, dirigé par Tim Murray. Dommage, car le melting pot culturel avait invité Weill à une riche palette sonore (opéra vériste, jazz, klezmer, blues, etc.) – au siècle précédent, d’une Amérique dotée d’une « descendance à la progression vertigineuse », Whitman disait déjà entendre« la variété des chants ».

La déception concerne aussi la distribution vocale. L’on s’inquiète du fossé entre le parcours lyrique de certains intervenants et les voix ingrates entendues ce soir. Beaucoup affichent leurs limites, comme Geof Dolton (Franck Maurrant), despote domestique crédible qui révèle un baryton-basse sanglotant à peine plus audible que sa voix parlée, Paul Curievici (Sam Kaplan) nuancé autant que tendu, Robert Burt (Fiorentino) sonore mais éteint, Ashley Campbell (Dick/Henry) plutôt effacé, etc. Globalement, les femmes s’en sortent mieux, telles Valérie MacCarthy (Anna Maurrant), soprano prenant et sombre qui remplace Sarah Redwick annoncée souffrante, Susanna Hurrell (sa fille Rose) tout en ampleur et agilité, ainsi que Kate Nelson (Jennie Hildebrand) au chant fluide et juvénile ; mais il serait injuste d’ignorer la prestation brillante de James McOran-Campbell (Harry Easter). Jubilatoire, la scène de jeux fait appel aux enfants de la Maîtrise de Paris, réunis autour des prometteurs Pablo Cano Carciofa (Willie) et Riordan Kelly (Charlie).

Pour qui est déçu au soir de cette quatrième et ultime représentation de l’ouvrage, difficile de s’enthousiasmer à l’approche des prochains rendez-vous du cycle Broadway annoncé par le Châtelet : Carousel (Richard Rodgers/Oscar Hammerstein II) et Sunday in the park with George (Stephen Sondheim/James Lapine), respectivement en mars et avril prochains.

LB