Chroniques

par bertrand bolognesi

Stefano Gervasoni | Abri – De Tenieblas
Helmut Lachenmann | Trio à cordes n°2

Recherche, SWR Vokalsensemble Stuttgart, Yuval Weinberg
ManiFeste / Centre Pompidou, Paris
- 18 juin 2022
deux opus de Stefano Gervasoni en création française au festival ManiFeste
© centre pompidou | hervé véronèse

Jusqu’au jeudi 30 juin, ManiFeste, le festival annuel de l’Ircam, autrefois dénommé Agora, bat son plein et investit plusieurs lieux de la capitale, comme le Centquatre, la Philharmonie, la Sorbonne, la Maison de la radio et de la musique, la Cité de la musique, enfin le Centre Pompidou et l’Ircam, ses berceaux, poussant même quelques pas de l’autre côté du boulevard périphérique avec la collection de Musiques-Fictions jouée Théâtre de Gennevilliers. Après les créations de Misato Mochizuki, de Lara Morciano et de Johannes Maria Staud [lire nos chroniques des 9, 15 et 17 juin 2022], c’est une plongée dans deux des dernières œuvres de Stefano Gervasoni que propose ce concert, le SWR Vokalsensemble Stuttgart occupant la seconde partie tandis qu’en la première s’exprime l’Ensemble Recherche.

Créé par les Swiss Chamber Soloists à la Nordbahnhof de Bâle, le 10 décembre 2019, Abri fut écrit la même année par le compositeur lombard [lire nos chroniques de Least bee, Rigirio, Tornasole, Eyeing, Le pré et Muri di canti, ainsi que notre entretien] sur une commande des amis de la formation instrumentale. « J’ai voulu réfléchir à ce que nos vies deviennent dans un monde globalisé et désormais entièrement occidentalisé, fondé sur les impératifs de l’économie de marché et la primauté de la technologie », déclare-t-il à propos de ce projet (brochure de salle). Les ressources du trio à cordes se déploient selon trois principes : un motif descendant qui à lui seul constitue grande part du matériau de la pièce, un geste en réminiscence baroque, enfin une frénésie certaine dans la succession des attaques, entre pizz’ et con arco. Précédé d’un prélude quasiment bruitiste, le parcours mène à une coda qui, contrairement à ce que plusieurs indices laissent envisager, ne renoue point avec cet introit : elle consiste simplement en l’inversion du motif initial, soudain ascendant, donc, comme une question finale à demeurer sans réponse. Melise Mellinger (violon), Geneviève Strosser (alto) et Åsa Åkerberg (violoncelle) livrent une lecture infiniment alerte et fort sensible.

Il y a quelques mois, Helmut Lachenmann, dans sa quatre-vingt-septième année, répondait par son Trio à cordes n°2 à une commande associant la Westdeutscher Rundfunk, Françoise et Jean-Philippe Billarant, Recherche et les festivals Milano Musica, Wien Modern et Wittener Tage für neue Kammermusik où il vit le jour le 8 mai dernier, avec le soutien de l’Ernst von Siemens Musikstiftung. Poursuivant ce qu’amorcé dès 1969, le compositeur allemand cultive ici une aridité drue qu’il édifie jusqu’au bavardage paradoxal, durant une aporétique demi-heure où au souffle se combinent des modes de jeu, souvent inattendus pour tout autre que lui.

En l’église San Marco de Milan, dans le cadre de Milano Musica, Yuval Weinberg à la tête du SWR Vokalsensemble Stuttgart œuvrait à la première de De Tinieblas pour chœur mixte et électronique, commande de l’Ircam et du ministère de la culture (français). Il s’agit d’un office des ténèbres pour lequel Stefano Gervasoni, plutôt que d’emprunter à la liturgie, puise dans la poésie de José Ángel Valente (Tres lecciones de tinieblas, La Gaya Ciencia, 1980). « À chaque mouvement correspond une lettre de l’alphabet hébreu. […] L’énoncé de ces quatorze lettres jalonne le discours : quatorze lettres qui sont reprises et retravaillées par l’électronique, de plus en plus retraitées et transformées en matière sonore pure, perdant au passage leur intelligibilité. Elles semblent alors se fondre dans ce qui ressemble à un bourdon sonore, omniprésent d’un bout à l’autre de la pièce » (même source). Avec les contributions précieuses de Benoît Meudic, pour la réalisation informatique musicale, et de Sylvain Cadars quant à la diffusion sonore, trente-deux voix divisées en deux groupes font entendre une vaste page d’à peine moins d’une heure, à l’évidente puissance. À Milan, l’œuvre était donnée en dispositif de concert, alors qu’ici l’accompagne une vidéo de Paolo Pachini [lire notre chronique d’An index of metals], déclinant une grammaire plutôt sommaire et fort datée. On préfère donc fermer les yeux et écouter ce qui se suffit à soi-même, dans la belle lecture des voix wurtembergeoises.

BB