Chroniques

par françois cavaillès

Stéphanie d’Oustrac et Pascal Jourdan
Hector Berlioz, Ferenc Liszt et Pauline Viardot

Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 19 octobre 2019
Pour un soir à Strasbourg, Stéphanie d’Oustrac chante Berlioz, Liszt, etc.
© jean-baptiste millot

Aussi actif à la scène que souvent mis à l’honneur par la discographie (cet été, par exemple, dans la compilation des quarante ans du Festival d’Ambronay), le mezzo-soprano revient à l’Opéra national du Rhin pour un récital en français et en allemand, suivant les contours de son nouvel album, Sirènes, enregistré à Berlin avec le pianiste Pascal Jourdan. Évocation de Pauline Viardot (1821-1910) est un bon début : clarté de l’émission, régulière bien qu’accélérée à partir des puissantes incantations de la deuxième strophe, diction de qualité, avec cet accent français de l’époque – tout convient pour cette mélodie de 1863, composée à partir de Заклинание, poème de Pouchkine (1830, traduit par Louis Pomey). Quelques notes de piano, puis des détails infimes, accompagnent la voix de tragédienne, forte personnalité devenue presque familière tant Stéphanie d’Oustrac a brillé dans ce type de rôles. Elle s’amuse ici à préfigurer Halloween en accentuant à plaisir les graves sur les mots tombeaux et leur demeure (celle des morts, bien sûr). Les petits enfants jouent... puis ils grandissent, le coeur en souffrance dans le monde adulte : « Je ne t’ai point aimé, cruel ! ». D’une syncope, clavier frémissant, chant enflammé, la cantatrice se métamorphose en panthère, maîtresse de la déclamation des mots de Racine dans une Scène d’Hermione (1887) de belle facture opératique, selon la mise en musique de Viardot. Concentrée, tête baissée, corps chargé, la force du chant, allié au piano d’une remarquable concision, naît finalement, plus sensible encore dans les appels ténébreux du dernier vers.

Pascal Jourdan et Stéphanie d’Oustrac ouvrent grand les vannes romantiques à Hector Berlioz avec sa ballade La mort d’Ophélie Op.18 n°2 de 1842, écrite sur un poème d’Ernest Legouvé inspiré d’Hamlet de Shakespeare. Les enchaînements harmoniques du pianiste au jeu très mélodieux embrassent « au milieu de ce torrent » la voix enjôleuse partie en vocalises lointaines et vagues. Le chant raconte sans trouver cette heure exacte de la mort évoquée par le texte. En conclusion, celle-ci « entraîna la pauvre insensée, laissant à peine commencée sa mélodieuse chanson ». Seuls deux écueils menacent encore un récital déjà beau par la sincérité et l’originalité : à trop lire au public, à chaque pause entre les mélodies, il court le risque de tourner à la soirée poétique gonflée de sensiblerie, qui plus est à verser quelques fois dans le registre soprano, oubliant alors la rudesse dramatique qu’avait si bien Viardot, mezzo modèle dans le genre tragique. Heureusement, la suite du programme porte vers une valeur refuge, un idéal : le Lied.

Freudvoll und leidvoll (Plein de joie et de chagrin), oh oui ! Goethe tout d’abord, par Ferenc Liszt et en deux versions : soit l’essentiel du piano, tout de suite très bien saisi par Jourdan, ainsi que la merveilleuse expression du bonheur mélancolique – « Glücklich allein » languissant, lancinant – offerte par d’Oustrac avec quel grand art de recréer ! De mêmes sources, mais plus scintillantes de génie, Es war ein König in Thule a l’urgence bouleversante qu’il manque légèrement au poème suivant, Im Rhein, im schönen Strome de Heine, avec une jolie rondeur dans l’émission. Le retour à Goethe est empli de sérénité marmoréenne dès les premiers accords : Über allen Gipfeln ist Ruh suit à pas feutrés la montée en puissance imaginée par le compositeur. Enfin, Die Lorelei tient toutes ses promesses, entre excellente habileté pianistique et superbe ébréchure du chant, avant une étonnante mutation de cette poésie allemande en mélodie française, sans trahir la lettre de Heine. L’interprétation caricature un peu la Lorelei en sorcière, mais c’est pour mieux conclure d’un timbre éblouissant.

Petit entracte, et l’on suit à nouveau Berlioz dans Les nuits d’été Op.7 (1841). L’entrée pianote sec, tout d’abord, pour mener ensuite à la juste expression de la poésie caustique de Théophile Gautier (Villanelle). Le romantisme chaleureux du Spectre de la rose bénéficie de belles largesses et caresses vocales, à l’orée du lamento suivant (Sur les lagunes), puis véritablement hantée dès lors qu’au coeur de la plainte « mon âme pleure », qui dans Absence règne enfin totalement, en jolie progression de l’alarme à la supplique. Au cimetière est entamé comme une sublime marche nocturne conduite par le pianiste et la cantatrice qui en impose de plus en plus, jusqu’à s’apparenter à la Berma, personnage de Proust devenu l’incarnation de la poésie en scène. Enfin sonné avec allégresse au clavier, l’embarquement pour L’île inconnue manque ni de toupet ni d’ardeur lyrique : le duo nous a bien transportés, terminant son élégant parcours sur une cette petite pointe de piraterie.

Aussi malins et touchants, et sans nécessité contraignante, jaillissent les bis. Le brillant À Chloris, délicieux pastiche de Reynaldo Hahn, l’éclatant Porc à l’espagnole, recette chantée signée Ennemond Trillat (1890-1980) et la petite Nana de Manuel de Falla, chanson populaire espagnole, sont bien mis, comme des points sur les i.

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