Chroniques

par jérémie szpirglas

sonoriser la musique, hérésie ou défi

Musique sur Ciel / Église Saint Michel, Cordes
- 18 juillet 2010

Sonoriser un concert classique ?
Une hérésie, diront certains – diront beaucoup, dira la grande majorité des mélomanes. Pas si sûr, rétorque l’ensemble Le Balcon. Créé par le chef Maxime Pascal, l’ingénieur du son et réalisateur informatique Florent Derex, le pianiste Alphonse Cemin et les compositeurs Pedro Garcia-Velasquez, Matthieu Costecald et Juan-Pablo Carreño, cet ensemble d’une trentaine de musiciens – de jeunes musiciens (la moyenne d’âge doit être de vingt-trois ans tout au plus) – frais émoulus des grands conservatoires nationaux, ou en fin de scolarité, s’est justement donné comme projet de sonoriser tous ses concerts. Mais pas n’importe quels concerts et pas n’importe comment. S’adjoignant l’aide d’ingénieurs du son et de techniciens sortis de l’Ircam, Le Balcon propose des programmes fort variés, mettant en perspective le répertoire contemporain (y compris le répertoire contemporain mettant en œuvre un système informatique, live ou non) et les répertoires romantiques.

Les avantages de cette démarche sont nombreux – au moins aussi nombreux que ses défauts aux yeux de ses détracteurs. Certes, on risque de dénaturer la musique et le son des instruments ; certes, on risque interférences et parasites ; certes, la musique romantique et du début du vingtième siècle n’a pas été conçue pour être sonorisée. Mais on pourrait faire exactement les mêmes reproches, dans le premier cas, à l’enregistrement qui nécessite évidemment une sonorisation, dans le second à certaines acoustiques délicates et, dans le troisième, à tous ces musiciens qui jouent la musique ancienne sur des instruments modernes.

La démarche du Balcon est, au contraire, pertinente à plus d’un titre. Le premier, et le plus évident, est le rôle correcteur de la sonorisation vis-à-vis d’une mauvaise acoustique – et l’Église Saint-Michel de Cordes-sur-Ciel est, en effet, exécrable à cet égard, les spectateurs assis au-delà du cinquième rang n’entendant souvent qu’un salmigondis pas très frais qui ne leur permet pas d’apprécier l’excellence des performances. Ensuite, on peut considérer la sonorisation comme une invitation à la prise de risque (si essentielle dans un art performatif comme la musique) : on peut sans crainte aller chercher des nuances minimales, des articulations subtiles, qui ne passeraient pas sans cela. C’est aussi l’occasion de remettre en avant le jeu même des instrumentistes, dont le geste, la respiration, est partie prenante du spectacle : on se souvient avec émotion, par exemple, de la respiration de Glenn Gould ou des bruits des doigts glissants sur la corde d’une violoncelliste ou d’un gambiste, qui font beaucoup pour le charme d’un enregistrement. Tous ces petits bruits, que l’on peut considérer comme parasites, participent au geste musical et sont merveilleusement rendus par une intelligente sonorisation.

Pour conclure, il faut insister sur le fait que cette sonorisation n’est pas le fruit du hasard, qu’elle est le résultat d’un long travail de l’ingénieur du son. Ce dernier devient, au même titre que celui qui officie lors d’un enregistrement, un artiste à part entière : de même que l’instrumentiste nous livre sa vision de l’œuvre – vision que l’on ne perçoit habituellement qu’au travers du prisme de l’acoustique du lieu, aussi excellente ou exécrable soit-elle –, l’ingénieur du son à son tour nous livre sa vision ou son écoute singulière du jeu de l’instrumentiste.

Avouons-le : cette démarche fait parfois des merveilles. Ainsi, par exemple, de F pour flûte seule de Fuminori Tanada qui ouvre le concert de ce soir, et de la Sonate no. 1 pour violoncelle et piano de Debussy qui suit : la sonorisation met en avant l’engagement des jeunes musiciens – la flûtiste Claire Luquiens, l’exceptionnel violoncelliste Askar Ishangaliyev et le pianiste plein de tact et de couleur Yannick Rafalimanana. Et, plus encore, elle spatialise et met en relief les nuances, quelles qu’elles soient, cisèle tel un orfèvre les articulations. Elle renforcera même le caractère jazzy et rhapsodique qu’impriment avec talent Ishangaliyev et Rafalimanana dans le second mouvement de la Sonate.

Dans la création attendue de Juan-Pablo Carreño, Golpe en el diafragma, la sonorisation ne pardonne pas, en revanche : elle donne à voir le fil blanc et sans grande grâce dont cette partition, que l’on sent encore inaboutie, est cousue. Son propos est pourtant au cœur du projet du Balcon : mettre en musique et en poésie cette interface presque impalpable qui se glisse entre la musique et l’auditeur d’aujourd’hui – non plus seulement l’air vibrant mais, la technologie étant aujourd’hui la règle, le diaphragme – du micro, du haut-parleur. Juan-Pablo Carreño ne parvient toutefois pas à dépasser et sublimer le mécanisme d’écriture qu’il met en œuvre, un tissu musical fait de grossiers aplats sonores, juxtaposés et empilés, qui ne dégagent qu’une impression âpre et violente, certes pleine de promesse mais, pour l’heure, assez gratuite.

Après le petit et agréable intermède divertissant de la Sonate pour cor, trompette et trombone de Poulenc – dont les harmonies cuivrées sonnent, transfigurées par la magie de la sonorisation, à la manière des contrepoints de Gabrieli –, la superbe Introduzione all’oscuro du grand Salvatore Sciarrino apparait, quant à elle, sous son meilleur jour sous les directions conjointes de Maxime Pascal et, à la technique, Florent Derex. On plonge, grâce à eux, dans une autre dimension temporelle – dans un silence « écouté au microscope », bientôt occupé par des battements de cœur et les frottements imperceptibles de l’air sur le réel –, complètement fascinés par ce voyage dans lequel Sciarrino nous emmène, qui est celui de l’interrogation du quotidien en tant qu’objet sonore.

JS