Chroniques

par bertrand bolognesi

soirée Ravel et Stravinsky
Jean-Yves Thibaudet, Iouri Temirkanov

Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg
Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 10 novembre 2016
à Paris, Yuri Temirkanov joue Ravel et Stravinsky avec Jean-Yves Thibaudet
© dr

Chaque saison, l’excellent et prestigieux Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg offre quelques soirées avenue Montaigne, moments d’une qualité exceptionnelle dont on ne se lasse pas – en cette introit de week-end prolongé de l’Armistice, le public est bien au rendez-vous, c’est dire la fidélité des Parisiens aux musiciens de la Neva et de son chef Iouri Temirkanov, à leur tête depuis bientôt trois décennies.

Si l’on a souvent applaudi ici-même l’Adyguéen et la phalange pétersbourgeoise lors des cycles consacrés à Tchaïkovski et Prokofiev [lire nos chroniques des 2 et 3 décembre 2007, ainsi que du 3 décembre 2008], voire dans des programmes associant ces deux géants de la musique russe [lire notre chronique du 18 novembre 2012], il demeure plus rare de les entendre dans celle d’Igor Stravinsky. Aussi, après le concert de la veille qui affichait Le sacre du printemps (créé in loco le 29 mars 1913, rappelons-le), c’est un autre ballet, Petrouchka – venu au monde le 13 juin 1911, avec Nijinski dans le rôle-titre, au Théâtre du Châtelet où Temirkanov donnait il y a treize ans une fort belle version d’Iolanta, l’ultime opéra de Tchaïkovski [lire notre chronique du 30 mars 2003], dans la foulée de ses Chostakovitch de référence [lire notre chronique du 29 mars 2003] – qui ouvre la soirée.

Plutôt que de tenter d’éveiller l’imaginaire chorégraphique de l’auditoire, Iouri Temirkanov lui fait entendre Petrouchka comme ce poème symphonique qu’il pourrait être. On admire l’éclat onctueux des cuivres, l’assise aiguisée de la dramaturgie, enfin cette pâte délicate qui investit subtilement le gentil manège des premiers pas. Une telle œuvre n’est pas sans faire briller les pupitres qui tous affirment une santé roborative, au service d’une expressivité enthousiaste. Ainsi frémit-on dans la masure du charlatan, pour mieux rêvasser au savoureux « prend garde à toi ! » flûtistique de Petrouchka – de fait, les bois formidablement colorés imposent une signature fascinante à chacun des traits confiés par l’œuvre. La Danse russe gagne un relief indicible qui n’a d’égale que l’extrême précision à le sculpter. Voilà qui sert magistralement l’orchestration facétieuse de Stravinsky : idéal solo de flûte, riche alliage harpe et célesta, bassons magiquement ambrés, sans oublier un piano félin comme rarement l’on en accorde à l’exécution de cet opus qui, pourtant, fut d’abord imaginé comme une pièce pour piano quasiment concertant et orchestre. Félicitons encore la trompette solo, non seulement impérative mais encore parfaitement musicale. Souffle épique, soin jaloux du détail et génie de la narration mènent cette lecture au sommet.

Après l’entracte, l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg (Санкт-Петербургской филармонии) quitte son delta natal pour rendre hommage au répertoire français, avec la pénultième page de Maurice Ravel – atteint d’une maladie cérébrale qui l’empêcha d’écrire, celui-ci composerait encore Don Quichotte à Dulcinée (1932) avant de s’éteindre le 28 décembre 1937, des suites d’une opération relativement hasardeuse. Jean-Yves Thibaudet a beaucoup fréquenté le Concerto en sol majeur, qu’il jouait d’ailleurs dans cette salle il y a trois ans, sous une baguette italienne vite oubliée. Applaudi récemment dans le Concerto en fa majeur Op.103 n°5 de Camille Saint-Saëns [lire notre chronique du 15 septembre 2016], Jean-Yves Thibaudet se démarque de la ciselure ménagée par Temirkanov, dans un Allegramente moins jazzy qu’on pouvait s’y entendre. Tonique, son approche refuse de s’alanguir, laissant à l’orchestre l’avantage d’opulences manifestes. Après le bref final au cordeau, il revient au pianiste d’engager l’Adagio, ici dans une tendresse presque mozartienne (n’était la valse) qui toutefois ne fait pas de manière. Flûte, cor anglais et clarinette d’alors en catir l’amble par la perfection rare du relais des timbres. Le mouvement demeure droit, abritant une sorte de rare rentrée, un danger flottant qui investit la superbe fluidité un rien pressante des passages où le soliste accompagne le tutti. Dru, le Presto secoue l’assistance dans son génial trémoussoir, définitif. Une paix inquiète remercie l’accueil chaleureux qui salue l’artiste : Träumerei, septième pièce des Kinderzenen Op.15 de Schumann.

Conclure par La valse ?...
Peut-être est-ce tenter une réconciliation post mortem entre Diaghilev et Ravel, fâchés depuis 1920 à propos de cette œuvre, voire entre Stravinsky et Ravel dont les relations se refroidirent sensiblement à partir de là. « Des nuées tourbillonnantes laissent entrevoir, par éclaircies, des couples de valseurs. Elles se dissipent peu à peu : on distingue une immense salle peuplée d’une foule tournoyante. La scène s’éclaire progressivement. La lumière des lustres éclate au fortissimo. Une cour impériale, vers 1855. » Ainsi Ravel décrivit-il sa Valse conçue dans l’esprit d’un brillant pastiche que Iouri Temirkanov fait élégamment tourner jusqu’à son spectaculaire effondrement.

BB