Chroniques

par laurent bergnach

six créations avec l’Ensemble Intercontemporain
Masahiro Aogaki, Rémi Bricout, Heng Chen,

Jeremías Iturra, Megumi Okada et Samuel Taylor
Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse, Paris
- 27 février 2017
six créations d’élèves du CNSMD avec l’Ensemble Intercontemporain
© dr

Dans les pas de précédents dialogues expérimentaux avec les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain [lire notre chronique du 3 février 2017], ce concert au CNSMD propose les créations de six élèves de Gérard Pesson, Stefano Gervasoni et Frédéric Durieux. De ce dernier, qu’on nous permette de livrer une remarque éclairée d’Héritage / Propositions (1988) sur la rapacité du jeune compositeur, un prédateur entre conscience de ce qu’il emprunte sans vergogne et inconscience de son conditionnement culturel : « les premières œuvres d’un créateur sont avant tout un champ de bataille, où il faut se frayer une route en expiant de vieux fantômes, tout en les dépeçant de leur substance » (in L’espace des possible, Aedam Musicae, 2019).

Le programme débute avec Quakin’ n’ grooving pour ensemble de douze musiciens, du compositeur et guitariste Samuel Taylor (né en 1992) [lire notre chronique du 8 septembre 2019]. Nourri par des musiques d’Amérique du Nord (blues, jazz) et aujourd’hui curieux de culture asiatique (Chine, Inde du Sud), l’Australien a souhaité « établir des correspondances sonores » entre la guitare électrique et les autres instruments – que dominent souvent la flûte et le gong chinois. Nimbés dans les vagues de la première (modulation en anneau), ils forment un matériau caressant, quoique grinçant, dont les éléments vont se désolidariser, dans un second temps. On entend alors résonner des bols tibétains et miauler des cordes pleureuses, avant que soit présenté Little Tommy and themselves pour huit musiciens et jouets, qui explore d’autres climats. Élève de Doina Rotaru à Bucarest, la Séoulienne Megumi Okada (née en 1993) s’y montre d’emblée taquine, cultivant un magma raffiné émaillé de nombreuses clowneries : appeaux et sifflets, tromboniste possédé par Donald Duck, etc. Entre les musiciens et le chef Simon Proust [lire notre chronique du 30 janvier 2019], quelques peluches télécommandées s’ébrouent régulièrement.

Inspiré par le concept de magnétoréception (perception humaine inconsciente du champ magnétique terrestre), le Japonais Masahiro Aogaki (né en 1991) signe À la boussole, première des deux pièces chambristes du jour – les seules à ne pas intégrer de jeunes interprètes du conservatoire. L’ancien élève d’Ichiro Nodaïra donne la vedette à une harpe qui cherche à s’affranchir de son environnement, soit un trio de cordes graves adorant frissonner et gémir, et une percussion généralement délicate, voire discrète. Pour sa part, le Chinois Heng Chen (né en 1990) s’intéresse à des maux réels ou fantasmés pour Trois symptômes ennuyeux quoique non fatals : l’apnée du sommeil (bruit blanc de la trompette, gémissement de verres sous l’archet, etc.), le trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (couleur jazzy, avec clarinette basse et balayage de caisse claire) et l’autisme (violoncelle exubérant, tuyaux harmoniques, etc.).

Simon Proust revient sur scène pour diriger les treize instruments de Touch of Evil. Jeremías Iturra (né en 1983 ; photo) [lire notre chronique du 19 février 2015] s’y inspire du suspense lié à l’explosion d’une bombe, capté en plan-séquence virtuose, dans la scène initiale du film éponyme (1958) d’Orson Welles – à l’inverse, Hitchcock le fit, vingt ans plus tôt, en usant d’un montage anxiogène (Sabotage, 1936). D’une maîtrise timbrique évidente, ce « module dynamique » s’ouvre sur une rugosité (tambour, contrebasse, trombone, etc.) percée, de-ci de-là, par des cordes lumineuses, voire cristallines. La dernière intervention semble celle d’une petite boîte à musique jouée sous l’eau. Enfin, le concert s’achève avec Suite de danses – I qui met le tango à l’honneur, « un point de départ, un outil d’écriture » par lequel Rémi Bricout (né en 1989) examine autant les codes folkloriques que ses propres obsessions. L’énergie de son modèle irrigue cette courte pièce, que ce soit dans le solo de percussion assez tribal qui l’amorce ou dans d’autres moments où les frappes violentes et rythmées couvrent les cordes, les vents et même l’accordéon – mise à distance oblige.

LB