Chroniques

par bertrand bolognesi

Salome | Salomé
opéra de Richard Strauss

Nationaltheater, Mannheim
- 7 juillet 2019
À Mannheim, reprise réussie de la Salome de Gabriele Rech
© hans jörg michel

Treize ans et demi après sa première au Nationaltheater de Mannheim, la mise en scène de Gabriele Rech retrouve les planches de l’institution où Claudia Plaßwich assure cette reprise. Dans le décor et les costumes de Sandra Meurer, la metteure en scène allemande avait imaginé un drame intime avec une sensibilité aigue. Nous sommes face à l’angle d’un palais contemporain austère, un mur court de la gauche du cadre jusqu’au centre du haut de scène, point de fuite d’un lieu dont personne jamais ne pourra s’échapper. À mi-chemin de ce dispositif, une ouverture en œil-de-bœuf d’où coule un filet d’eau. Un gros tuyau d’évacuation sort du logis et borde le bas de la façade.

La contemplation de la princesse par le capitaine syrien s’accomplit au travers de ce que l’on prend d’abord pour un portrait ; en fait, Narraboth, qui se croit éperdu d’amour, noie son regard dans un miroir. Il est accompagné par un Page déguisé en Oscar Wilde qui, selon un geste semble leur être habituel, l’embrasse à pleine bouche. Le Page et Salomé, en robe rose début de siècle, sont les seules incartades à une vêture d’aujourd’hui. Que partagent ses personnages ? Le fait d’être amoureux, bien sûr. Le sol se lève pour faire apparaître Jochanaan, occupé à se raser tranquillement. L’adolescente s’assied en haut de la cage du prophète, d’où elle admire son visage. Avec l’eau de la fontaine, Jochanaan baptise le Premier Soldat, puis il tente de convertir la jeune fille qui n’y comprend rien et – chassez le naturel… – s’offre en pâture sexuelle. Un jeu fétichiste s’ensuit, avec un linge prélevé au captif.

Narraboth s’est égorgé sur le miroir, étouffant dans un sang chaud sous son propre regard. À la demande du Tétrarque, Salomé commence la danse des sept voiles. Elle est interrompue par une fillette toute de blanc vêtue qui porte un gâteau d’anniversaire. L’enfant bande les yeux du souverain, s’assied sur ses genoux ; il la câline. Alors qu’hier cette séquence abritait le rêve d’Hérode [lire notre chronique de la veille], la présente proposition fait plonger le public dans les souvenirs de Salomé, cette image constituant clairement la réminiscence d’attouchements anciens par lesquels le beau-père l’abusait autrefois. Ainsi voit-on la mère au bras du prophète, dans une caresse affectueuse : Salomé sait-elle une liaison entre ces deux-là ou craint-elle que l’appétit légendaire d’Hérodias lui vole ce qu’elle considère comme sien ? Puis Hérode et Hérodias dansent, tandis qu’elle se blottit dans les bras de Jochanaan qui ne la repousse pas. Lorsque le Tétrarque la force à danser avec lui, elle l’agresse physiquement, et la prostration persistante de douleur prouve que cet épisode, bien réel, marquait la sortie momentanée du rêve. On y revient de plus belle pour un simulacre d’épousailles, sous un voile blanc. Mais le beau prophète s’enfouit bientôt, laissant l’amoureuse se voiler. Désormais, de la fontaine ne coulera que du sang.

Ces introspections maladives sont adroitement servies par une distribution de chanteurs de bonne foi. On remarque positivement la jeune basse Dominic Barberi qui campe un Soldat très impacté, doté d’un grain profond. Parmi les cinq Juifs pique-assiettes du palais, Koral Güvener et Christopher Diffey sortent nettement du lot, avec des voix présentes et une musicalité soignée. Si le Page assez terne de Jelena Kordić satisfait peu, le ténor tendre et subtilement infléchie de Joshua Whitener sert idéalement Narraboth dans cette option de mise en scène. En Hérodias drôle et vénéneuse, on retrouve l’excellente Heike Wessels [lire notre chronique de Lohengrin], dispensant un phrasé savoureusement opulent. La ciselure fort incisive du ténor Andreas Hermann campe un Hérode d’une grande précision. Le baryton cuivré de Jorge Lagunes livre un Jochanaan puissant dont la ligne, d’abord heurtée, se bonifie au fil de la représentation.

Bien qu’ayant grandement impressionné notre collègue, à Berlin, dans le rôle-titre [lire notre chronique du 13 janvier 2017], Allison Oakes se fait apprécier par l’art plutôt que par l’instrument. Après un départ un peu raide, le soprano dramatique s’assouplit et sert la musicalité de sa partie par des nuances choisies. La détermination ferme et calme de ses « Ich will der Kopf des Jochanaan » signe une incarnation intelligente.

À la tête de l’Orchester des Nationaltheaters Mannheim, Alexander Soddy va chercher plus loin que la passion et le spectaculaire. Avec douceur, sensualité et un sens minutieux du détail – on entend là des traits qui d’habitude passent à la trappe –, le chef britannique, directeur musicale de l’institution depuis deux saisons, place son interprétation dans le charme plutôt que dans l’intrusion. À peine analytique par moments, le résultat révèle une féconde inspiration.

BB