Chroniques

par bertrand bolognesi

Salome | Salomé
opéra de Richard Strauss

Grand Théâtre, Genève
- 13 février 2009
© gtg | mario del curto

Absent de la scène genevoise depuis une trentaine d’années, l’ouvrage du jeune Strauss bénéficie ce soir d’une distribution bien choisie dans l’ensemble, largement dominée par le rôle-titre. Dès les premières mesures l’on apprécie la couleur délicate de Carine Séchaye en Page, et surtout le timbre souverainement clair du jeune ténor finlandais Jussi Myllys, Narraboth fort élégamment chanté. Les deux Soldats ne sont pas en reste, confiés au vaillant Wolfgang Barta et au grave solide, doté d’un phrasé toujours bien conduit, de Hans Griepentrog. S’impose également le Cappadocien de Dimitri Tikhonov à l’évidente autorité vocale. D’une présence charismatique que nourrit une voix généreuse au timbre chaleureux et attachant, Hedwig Fassbender donne une Hérodias d’une grande classe. Dérogeant à l’habitude prise de camper un Hérode caricatural en tout point, Kim Begley sert magnifiquement le rôle auquel il offre une belle santé vocale, une fiabilité rare et une endurance appréciable.

Il est temps de rappeler ici que c’est par l’ouïe que Salomé est séduite, et non, comme tous les autres protagonistes, par la vue – dans cette œuvre, c’est toujours par les yeux que le malheur arrive, comme le Page le proclame dès le début. Hérode et Narraboth regardent trop Salomé ; Hérode, voire Hérodias, ont peut-être trop regardé Narraboth ; les Soldats s’effraient à la seule vue d’Iokanaan. Mais c’est par sa voix que le prophète éveille la sensualité de l’héroïne, une voix qui dénonce, annonce, condamne, maudit, convertit et résiste. Alan Held est incontestablement un chanteur irréprochable. Le timbre est corsé, la projection confortable, le chant bien mené. Mais il lui manque cette étrangeté, ce venu d’ailleurs qu’entend Salomé. La prestation est musicalement satisfaisante, mais théâtralement insuffisante, non que l’artiste soit en cause, mais la nature même de sa voix.

Enfin, Nicola Beller Carbone, que l’on savait grande chanteuse, excellente comédienne, danseuse habile, se révèle plus que tout cela encore ! Imaginée comme une sale gosse à tutu noir, jouant sans provocation d’un look qui marie Nina Hagen à Mylène Farmer, le personnage virevolte sans cette vulgarité dans laquelle beaucoup d’interprètes et de metteurs en scène le firent sombrer. Sa Tosca nantaise était immense [lire notre chronique du 23 septembre] ; sa Salomé est divine, conjuguant comme aucune souplesse vocale, émission simple, projection évidente, intelligence théâtrale et sensibilité musicale.

Cependant, un bon plateau vocal, pour contribuer fortement à la réussite d’un spectacle, n’en scelle pas à lui seul le succès. Confiée à Nicolas Brieger, cette nouvelle production déçoit à plus d’un titre, malgré quelques trouvailles – comme la mort de Narraboth dans un furtif enlacement. Avec The Turn of the Screw puis Lady Macbeth de Mzensk [lire nos chroniques du 13 avril 2003 et du 16 mars 2007], cet artiste affirmait des choix personnels pertinents que la réalisation savait ingénieusement exploiter. Ce soir, le fantôme du travail de David McVicar pour Londres hante la scène : dans le dispositif binaire - un étage courtisan, où le champagne coule à flot, et une cave close par les quartiers de viande d’une chambre froide, où les soldats jouissent de captives nues –, dans l’errance du bourreau, omniprésent, qu’il a choisi physiquement proche du modèle évoqué (musculeux et chauve, torse-nu dans un manteau ouvert, tandis que celui de McVicar était entièrement nu dans un manteau ouvert), dans le réalisme cru de la tête coupée qui ruisselle de sang sur la robe de Salomé, et jusque dans la mort (ici ratée) de la jeune femme sous l’étreinte de Naaman ensanglanté.

Autre déception, et non des moindres : à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, la direction de Gabriele Ferro, pour scrupuleusement soigneuse de chaque détail qu’elle soit, perd les chanteurs dans des tempi démesurément lents et un manque de mouvement, de fougue, tout simplement de vie, des plus déroutants – l’on s’étonne même que Kim Begley s’acquitte sans faillir de la partie redoutable d’Hérode, sous cette battue-là. Appréciable par l’équilibre qu’elle maintient toujours entre la fosse et le plateau, cette conduite s’avère malheureusement inspirée comme le bilan comptable d’une pharmacie.

De cette soirée restera le souvenir d’un casting satisfaisant et de l’immense Salomé de Nicola Beller Carbone (qu’elle chantait déjà à Osnabrück il y a six ans).

BB