Chroniques

par mikhaïl starovoïtov

Riccardo Muti dirige l’Orchestre national de France
Berlioz par Violeta Urmana, Tchaïkovski

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 26 avril 2003
le chef italien Riccardo Muti photographié par Chris Lee
© chris lee

Radio France rend hommage au chef d'orchestre italien Riccardo Muti par une journée que France Musique lui consacre. Outre des extraits d'une discographie imposante, principalement concentrée sur l'opéra, puisque le maestro reste l’un plus qu'un grand chef de fosse et l'âme de la Scala, la chaîne nationale diffuse quelques enregistrements de concert, dont des raretés où on l’entend accompagner au piano des amis chanteurs, des incursions dans des répétitions d'orchestre, qui font mesurer dans le vif du sujet le désir d'excellence d'un homme tout entier tourné vers la musique, des témoignages de collaborateurs et de proches sur l'artiste autant que sur l'homme, et enfin une interview de Riccardo Muti lui-même, accordée quelques minutes avant son entrée sur la scène de l’avenue Montaigne.

Remarquons la cohérence du programme : rendant hommage à la France qui lui rend elle-même hommage tout au long de la journée et dont l'ONF l'accueille régulièrement, Muti dirige ce soir La mort de Cléopâtre, une page indiquée « scène lyrique » qui, en fait, est une cantate pour le Prix de Rome – quelques rappels : ce prix prestigieux à l'initiative de l'Institut s'offre à la concurrence d'auteurs d'une cantate à l'italienne, c'est-à-dire dont le sujet est emprunté à la mythologie gréco-romaine ou à l'histoire biblique, ou encore à une épopée héroïque imposée par le jury, devant s'ouvrir par un recitativo suivi d'une aria de caractère méditatif cantabile, puis à nouveau un recitativo et enfin une seconde aria mais cette fois nettement plus déterminée, souvent Allegro. En seconde partie, nous entendrons une symphonie de Tchaïkovski qui fut un grand admirateur de Berlioz.

En 1827, Hector Berlioz a vingt-quatre ans lorsqu'il tente pour la première fois l'épreuve de Rome dont la récompense est un séjour d'étude et d'écriture à la Villa Médicis ; il livre La mort d'Orphée qui ne retient pas l'attention du jury. Persévérant, il récidive une année plus tard avec Herminie qui n'obtient qu'un deuxième prix. La tradition voulait qu'en ce cas, la troisième tentative fût la bonne. Pourtant, La mort de Cléopâtre en 1929 désarçonnera trop les membres du jury par son audace et sa nouveauté.

La Reine d'Egypte ne saurait se donner la mort sur un Allegro : Berlioz fait donc une entorse à la forme canonique en inversant la contrainte, proposant une première aria décidée et une seconde lente et dramatique, sorte de lamentation scandée comme une marche funèbre qu'une timbale persécute, à la manière du Siège de Corinthe de Rossini. L'écriture ose certaines oppositions contrastées et des silences à juste titre déséquilibrants qui pourraient être ceux de Händel dans les scènes de mort de ses meilleurs opéras, mais qui se révèleront peu au goût des décideurs d'alors. Crime ultime et décisif : le compositeur trouve rien de mieux que de citer Roméo et Juliette et Shakespeare que les membres de l'Institut, qui se gargarisent des vers de Corneille, Racine et Voltaire, considéraient à l'unanimité comme un vulgaire provocateur malséant. Ils ne le lui pardonneront pas. La scandaleuse cantate est refusée. En 1830, son auteur séduira les mêmes censeurs par une œuvre terne et complaisamment raisonnable, Sardanapale, qui lui vaudra enfin le Prix tant convoité.

À la tête de l'Orchestre national de France, Riccardo Muti signe une version tonique qu’on dira sans hésiter « opératique », dès les premières mesures et le Rondo à la française joué dans une extrême vivacité des cordes, aux graves musclés et agressifs. Violeta Urmana incarne une Cléopâtre à la sonorité corsée, d'une voix large à la diction confortable. Peut-être n'y a-t-il que des grandes voix pour articuler si distinctement le texte français. La chanteuse campe une Reine fière, digne et émouvante. Pour le premier air, Muti ménage un certain mystère à l'introduction, comme pour mieux bondir dans le trio central. Madame Urmana avance des phrases amples merveilleusement articulées, dans une respiration naturelle et sans effort. Enfin, la parfaite régularité du martèlement du quatrième mouvement est appréciable, doublée d'une descente chromatique parfaitement dramatique, ici rendue particulièrement poignante. La violence de la seconde partie de l'air offre un rebondissement de plus à une œuvre encore gluckiste et déjà en avance sur l'avenir et Richard Wagner (qui, rappelons-le, n'a que seize ans en 1829).

On retrouve en fin de partition la descente chromatique reprise ici en trémolos de cordes, avec un motif obsessionnel des contrebasses sur lequel s'appuie le chef pour construire une mort véritablement émouvante. La voix s’éteint au travers de sons comme difficiles à sortir, la phrase douloureusement entrecoupée, jusqu'à l'ultime soupir.

« ... un programme qui sera une énigme pour tout le monde... »
Piotr Tchaïkovski écrivait ses mots à son neveu Bob Davydov en décrivant sa nouvelle symphonie, la Pathétique, qu'il achèvera deux mois avant sa mort, en 1893. C'est peut-être cela, l'énigme de cette œuvre à programme : son auteur meurt-il d'un choléra bêtement contracté en utilisant de l'eau non bouillie en pleine épidémie ou a-t-il choisi d'en finir, comme plusieurs chroniqueurs l'ont suggéré ? D'autres ont écrit que le musicien, pressentant sa fin, expliquèrent par là le caractère nettement funèbre de ces pages.

L'ONF déçoit par un pupitre de cuivres en mauvaise santé. La Symphonie en si mineur Op.74 n°6 les sollicite souvent, de sorte qu’une telle défaillance prend une proportion de handicap. Muti arbore d’emblée un ton théâtral. Il accentue spectaculairement le contraste de l'Allegro non troppo de la deuxième partie du premier mouvement, débuté Adagio. Il fait nettement entendre que certains traits sont directement fécondés par la Symphonie Fantastique (Berlioz) que Tchaïkovski aimait beaucoup et dont il s'était inspiré pour son Manfred moins d'une dizaine d'années auparavant. Je parlais d'une certaine cohérence : les deux compositeurs partageaient une grande admiration pour l'auteur de Roméo et Juliette, de La Tempête, Beaucoup de bruit pour rien, etc. Rappelons aussi que Shakespeare était pour ainsi dire « à la mode » en Russie à ce moment-là. Contrastes des tempi, mais aussi nuances en dents de scie, caractérisent l'interprétation de Muti. Le coup de timbale avant la reprise du thème majeur est d'une violence inouïe. Citons le solo de clarinette, magistral, de la conclusion du mouvement.

Pour l'Allegro con grazia, le chef mitonne un son d'une rondeur flatteuse et uniforme, digne des meilleures versions des musiques de ballets de Tchaïkovski. La partie centrale en reste trop retenue à mon goût, même si elle gagne une gravité qui l'apparente à l'ensemble de l'œuvre plutôt qu’à présenter ce moment comme un îlot de frivolité dans une mer sombre. La conclusion est donnée avec plus de lenteur encore, de façon mélodramatique. La fin du troisième mouvement rappelle que le compositeur avait écouté Moussorgski d'une oreille positive (sonneries spécifiques que l'on jurerait sortie de Boris, dissonances, etc.). Le Marcato final est beaucoup trop lourd.

Muti enchaîne rapidement le dernier mouvement, en un cri de cordes. Il joue les silences comme des notes. C'est clair, on est à l'opéra : l’on se croirait dans la scène de la lettre (Eugène Onéguine) ; Tatiana hésite, passe par toutes les variantes du sentiment, traversée par les espoirs et les peurs qu'il suscite, sauf qu'au lieu de faire porter une lettre, ce soir, elle se donnerait la mort.

MS