Chroniques

par bertrand bolognesi

Rafał Blechacz ou la naissance du poète
œuvres de Bach, Chopin, Debussy et Liszt

Verbier Festival and Academy / Église
- 31 juillet 2008
le jeune pianiste polonais Rafał Blechacz au Verbier Festival and Academy 2008
© aline paley

Il y a trois ans, le prestigieux Concours Chopin de Varsovie couronnait d'un premier prix et de trois distinctions Rafał Blechacz, pianiste né en 1985 à Bydgoszcz, en Poméranie. Le jeune homme se produit aujourd'hui pour la seconde fois au Festival de Verbier. Après avoir fait connaissance à travers le disque paru récemment chez Deutsche Grammophon (Chopin, Préludes), nous le découvrons « réellement » dans l'Italianisches Konzert BWV 971 de Johann Sebastian Bach dont il offre une interprétation intelligemment et sensiblement construite. Le premier mouvement arbore une frappe élégante, une ornementation leste, un rien chantée mais sans excès, articulées dans un tactus presque sévère que vient contrarier une tendresse généreuse. L'accentuation s'y fait discrète, l'exécution ouvragée comme une dentelle du nord, au delà de l’italianità promise. Cette discrétion, on la retrouve dans le léger différé à peine affecté des fins de phrases de l'Andante central, servi par une sonorité ronde et un art inventif de la nuance, dans un ambitus volontairement restreint. Tout en affirmant sa tension par la régularité des motifs, le Presto gagne à l'insolite et pertinent relief de la main gauche, osant un contraste plus creusé quoique jamais spectaculaire. Indéniablement, l'artiste sait révéler la polyphonie à travers des qualités d'intériorité qui s'imposent comme une signature personnelle.

De fait, on sera moins convaincu par ses Trois études de concerts de Ferenc Liszt. Il est regrettable qu'un jeune musicien ait à faire prouve de virtuosité pour légitimer ses premières apparions en public, car la poésie vers laquelle tend le jeu de Rafał Blechacz n'a que faire de telles démonstrations. Cette partie-là de son récital suisse paraîtra la moins intéressante, avec un Leggierezza lisse, un Waldesrauschen plus heureusement nuancé et une bien gentillette Gnomenreigen, trop peu fantastique. C'est irréprochable, propre et prudent, sans plus.

Dès Pagodes l'on saisit à quel point l'univers de Debussy convient au pianiste polonais. Flagrantes paraîtront ses affinités avec les Estampes. Tout y est, jusqu'à ce difficile antagonisme des indications de la partition que beaucoup escamotent (appels graves lourés mais non marquées, invention d'une troisième main, etc.). Il y parvient dans un équilibre étonnant, fondant délicatement les motifs. Sur La soirée dans Grenade Rafał Blechacz ne se méprend pas : c'est un rêve d'Espagne, un voyage intérieur, un assoupissement des paupières vers l'imaginaire sonore qu'il propose, sans pittoresque. Sa conception s'affirme subtile, un rien cérébrale, même. Une averse drue sous un rayon de soleil s'abat ensuite sur les Jardins sous la pluie, d'une sensualité inattendue. Les derniers nuages se devinent dans le flouté d'un trille à la redoutable régularité. Pour finir, un fleuve est convoqué par le curieux crescendo avorté.

Après l'entracte, l'artiste consacre la seconde partie à son compatriote Chopin.
Tout d'abord avec les Mazurkas Op.50 dont le Vivace en sol majeur affiche un éclat intelligemment contrasté, une dynamique toujours imaginative. La présence de la frappe s'y fait stupéfiante. L'Allegretto en la bémol majeur nous fait dire que Blechacz a totalement intégré cette musique dont il s'approprie avec autant d'amour que de respect. La percussivité ténue de la partie centrale est troublante. Il porte ensuite très haut le chant du Moderato en ut # mineur, sans en faire une figure lyrique, toutefois. De plus en plus personnel, l'interprétation gagne en inspiration.

Ce que ne démentira certes pas l'exécution de la Sonate en si mineur Op.58 n°3, écrite en 1844 aux côté de George Sand, à Nohant. Décidément, Rafał Blechacz ne se répète pas, ciselant toujours d'une manière nouvelle ce qu'il vient de faire entendre. Aussi livre-t-il un Allegro maestoso littéralement captivant, diablement architecturé quoiqu'ouvert et souple au devenir de chaque son. Le Scherzo laisse deviner une vélocité qui saura surprendre plus dans quelques années, mais demeure encore un peu monolithique. L'extrême régularité de la conclusion est expressive à elle seule. La ballade aérienne du Largo respire comme rarement. Il y réunit rigueur et grâce, jusqu'à l'ultime reprise qui s'accomplit dans un velours mordoré, avec sa fluide vocalise pianissimo, ses choix précis de frappes, toujours exactement fidèles à la partition. L'ampleur chorale déferle dans le Presto final, d'une égalité de nuance et d'une clarté stupéfiantes, à toute allure. L'air presque étonné qu'on l'applaudisse si chaleureusement, l'artiste offre une dernière Mazurka et la Valse en ut #mineur Op.64 n°2 dans un jeu à l'élégante tristesse, jamais charmant ni joli ou encore pesamment plaintif, mais au contraire s'ingéniant à un savant entre-deux de délicate demi-teinte.

BB