Chroniques

par marc develey

récital Mitsuko Uchida
les dernières sonates de Schubert

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 18 février 2012
la pianiste japonaise Mitsuko Uchida photographiée par Richard Avedon
© richard avedon

« Voyage d’hiver » – cliché sans doute, s’agissant d’un programme consacré aux trois dernières sonates de Franz Schubert. C’est pourtant au cœur d’un tel climat que Mitsuko Uchida semble nous emmener ce soir. L’Allegro d’ouverture de la D.958, en ut mineur, installe un paysage couturé de contrastes brutalement marqués. La dynamique très labile détoure un chant qui se ferait volontiers chanson ici, là récitatif, dans l’expressivité d’un rubato fort engagé, comme schumannien. De l’harmonie, les transitions soignées rendent audibles le bougé incessant, comme frissonnant dans la dissonance. Crescendos en gifles et son agressif alternent avec les éclaircies portées par un pédalier mobile.

Dans une accalmie trompeuse, l’Adagio délivre quelques gouttes d’un soleil bienvenu –désagréablement vives parfois, dans l’aigreur lourde du Steinway. Le second thème se glisse en grisaille intime, si loin, si proche – bise aux sforzati douloureux dans une expansion brutale de la dynamique. Le retour au climat initial, dans un legato alangui, est de courte durée : bourrasque un peu épaisse allant crescendo et s’appesantissant sur des basses robustes jusqu’à la revoyure contrastée du thème initial. Dans un large ritardando, la musique semble s’achever pour s’en aller mourir, Largo. Marqué, le rythme ternaire du Minuetto étonne par son caractère presque désagréable de chorée villageoise non totalement assumé. On y oscille entre les claquements d’un son trop joufflu et la subtilité précieuse des galetés. Bienvenue, la petite ritournelle du Trio, lent et traversé de ritenuti, tire son fil ténu jusqu’à une reprise un peu lourde. Abouté comme naturellement au précédent, l’Allegro final porte une proposition inédite. Très sautillant, presque inquiétant, c’est parfois un quasi-scherzo d’une texture étonnante, par instant sèche mais toujours labile : galets, roulis, moires et trames y dessinent un jeu d’éléments précieusement entrelacés, un étrange tapis de chants et d’échos s’achevant en un mezzo piano délicat et rieur. Pluies et cieux verglacés.

La Sonate en la majeur D.959 se déploie autour de la désolation de son second mouvement. En est absent le velours schubertien (d’aucuns diraient le sucre), et ce dès l’Allegro habité d’une mordante aridité. Le Steinway se fait agressif et irritant à l’aborder avec pareille énergie. Pour autant, résolument dans la note, cette « méchanceté » comme décidée évite les frissons attendus sur certaines tierces et, dans des portés souvent superbes et une grande audibilité des plans sonores, évoque un Beethoven fauve jouant pour lui-même. Droit dans son ostinato sans faille, sans effet superflu, l’Andantino esquive toute confusion, efface toute espérance. Le second thème réveille quelque chose d’une eau visqueuse et rageuse, les gammes marquées s’en allant crescendo dans une percussivité toujours plus affirmée jusqu’à l’énormité d’un cri. Somptueux, l’apaisement en majeur laisse place à une récapitulation. Dans la fin du mouvement les triolets surnuméraires y distillent un trouble lénifiant et ambigu ; minimal, le rubato y est subtilement présent et, dans un son franc et sec, les roulements ultimes dessinent le vacillement sur soi de qui sombre dans la douleur ou la folie. Vent désœuvré que nul pollen n’habite.

Le Scherzo est abordé dans un tempo modéré. Robuste et dansant, gaillard en son Trio, il accueille le surprenant surgissement de contrastes surexpressifs vers les dynamiques hautes. Le Rondo se fait alors Lied. La recherche des articulations et la diction souvent racée n’évitent cependant pas la vulgarité aux aigus, non plus qu’un excès de résonnances. Quelque chose de trop démonstratif dans le thème déconcerte, ainsi que le rendu un peu plat de quelques cellules anaphoriques. Si la splendeur lourde et presque furieuse des forte percussifs étonne, on perd l’unité du propos dans l’alanguissement qui hante ce passage.

La Sonate en si bémol majeur D.960, la plus longue des trois dont elle est l’ultime, s’épanouit dans un climat fort différent, soutenu d’emblée dans le Molto moderato initial par un son rond au velours marqué d’une pédale voluptueuse. Les roulements graves n’ont rien de sombre mais, autant que les brumes portées jusque dans le registre haut du piano, installent dans l’inventivité de la dynamique quelques traits d’une familiarité enveloppante. Les silences révèlent ce qu’il en est du son et du désir – et si l’éthos n’est pas encore celui de l’amour et du printemps, c’est un tapis de délicatesses, givre sur paroi froide, qu’il déroule. Un tout simple legato porte le chant. Les figures de style, comme désormais chez la pianiste, abondent : roulis d’arpèges, rage des fortissimi, perles mezzo forte, basse souple, résonnances rêveuses et balancements expressifs, le tout dans une touche ferme qui n’a plus rien des hésitations anciennes. Songe loin des froidures.

On regrette, au deuxième mouvement, ici comme bien trop souvent, un adagio affirmé, voire un largo. La complainte Andantino s’étiole alors quelque peu en lamento plaintif. On en reste extérieur, malgré un incroyable travail de son, et un chant assourdi d’émotion dans le refuge d’une pédale organique. Le son moelleux de l’agile Scherzo laisse alors germer une joie simple, fluide et légère, dont rien ne saurait être plus différent que le climat de son homonyme de l’antérieure D.959 ! Joliment chaloupé, le Trio marque son amble d’accents clairement détourés. Et cette sucrerie délicate et mesurée s’achève en un piano d’une agréable concision. Solaire, et pour le coup printanier, le conclusif Allegro ma non troppo s’habille de syncopes moelleuses dans une articulation soignée et une expressivité chantante. On regrette cependant (ici plus encore) les trop nombreuses imprécisions de la pianiste qui brouillent jusqu’aux dernières mesures – un trait rendu systématique dès lors que se font plus vive la virtuosité et plus forte la dynamique ; sans démenti, donc, depuis que nous l’avions noté déjà par le passé [lire notre chronique du 10 décembre 2010].

On peut regretter, certes, qu’il ne s’agisse pas ici d’un Schubert historique. Mais outre qu’il est fort difficile de préciser, en matière d’interprétation, ce qu’on peut bien entendre par là – précision qui est inséparable de nombreux débats d’école –, il n’est pas certain que ce soit ce dont il est question en musique, de même qu’il ne s’agit pas uniquement de complaisance avec les attentes des auditeurs. On salue donc ici un jeu qui, pour n’être pas « de référence » et ne pas ravir de bout en bout, tente des propositions et renouvelle ce dont la musique de Schubert est riche – inventivité, contrastes, ruptures, inquiétudes.

MD