Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Bertrand Chamayou
Ferenc Liszt, Maurice Ravel et Richard Wagner

Bibliothèque La Grange Fleuret, Paris
- 23 novembre 2022
Bertrand Chamayou fête le Steinway 1907 de la Bibliothèque La Grange Fleuret
© yves forestier-alkama

Anciennement Médiathèque Gustav Mahler [lire le dossier que nous publiions à l’occasion de son vingtième anniversaire], la Bibliothèque La Grange Fleuret (BLGF), ne se contentant plus d’accueillir chercheurs, musicographes et chercheurs, ouvre ses portes à des master classes et à des concerts. Sa saison 2022/23 est ouverte ce soir par Bertrand Chamayou qui joue le piano tout juste revenu de l’atelier de Sylvie Fouanon où, neuf mois durant, il fit l’objet d’une restauration minutieuse. Il s’agit d’un Steinway de 1907 ayant appartenu à la famille Singer-Polignac puis à Henry-Louis de La Grange. Une campagne de financement participatif fut entreprise afin d’assumer le coût de cette restauration (environ soixante mille euros), campagne parrainée par le pianiste français, à laquelle répondirent soixante-neuf donateurs particuliers ainsi que le fonds de dotation Belle Main et le Crédit Agricole d’Île-de-France, mécène principal de ce projet.

Pour fêter l’installation de l’instrument dans le Salon de musique de la BLGF (réouverte à l’automne 2021 après travaux), Bertrand Chamayou a imaginé un menu couvrant la période allant des alentours de 1850 à l’année 1905 – un répertoire auquel un piano de 1907 put aisément prétendre et que celui-ci, en particulier, a forcément fait sonner. Ainsi le récital commence-t-il par Sposalizio, premier des sept numéros du deuxième recueil des Années de pèlerinage, écrit durant les quatre dernières des années quarante du XIXe siècle et publié en 1858. Sous ces doigts, nous en goûtons la ciselure subtile, prenant le temps du son. De Liszt à Ravel, aurait-il été évitable de passer par Wagner ? Avec la Marche solennelle vers le Saint-Graal, transcrite de Parsifal pour le clavier, nous entendons à la fois le gendre, le beau-père et Steinway dont la table décuple l’obsessif élan campanaire de l’original, une approche plus réservée du récitatif explorant une palette de nuances soigneusement cultivée, quand le retour de la procession se noie dans l’aura d’une judicieuse pédalisation. Retour aux Années avec la quatrième pièce du même cahier, Les jeux d’eau à la Villa d’Este, dans une lecture énergique qui,a contrario du morceau précédent, profite de la clarté de l’instrument.

Maurice Ravel a-t-il mis les mains sur ce piano ? C’est probable mais non avéré, nul n’en sait davantage. En 1899, il achevait Pavane pour une infante défunte qu’il dédiait à Madame la Princesse Edmond de Polignac, c’est-à-dire à Winnaretta Singer, alors propriétaire de ce Steinway. Pas de recueillement superfétatoire dans l’interprétation assez alerte appréciée ici, comme si l’infante, telle celle de Wilde – et peu après de Schreker et de Zemlinsky – fut si peu supportable qu’on la préférât défunte… à moins qu’en célébrer l’adieu à son état d’infante c’est à saluer son accession à celui de reine que s’emploie cet opus. Dans un amble un brin musclé, Bertrand Chamayou [lire nos chroniques du 5 juin 2004, du 12 octobre 2014, du 23 juillet 2016, des 8 et 15 janvier 2017, du 20 juillet 2018, des 12 février et 16 mars 2019, du 2 octobre 2020, enfin des 3 février et 14 septembre 2022] n’hésite guère à le placer sous optimiste lumière. Les doux Jeux d’eau (1901) flamboient ensuite dans un scintillement maintenu sous sage gouvernance, sans entraver la prétention orchestrale de la couleur.

De même que Jeux d’eau et la Pavane, il revint à Ricardo Viñes de créer, en 1906, les cinq pages qui constituent Miroirs (1904-1905) – la deuxième lui est d’ailleurs dédiée. Avec une agilité qui ne le dispute pas au raffinement de la conception, le pianiste dessine délicatement Noctuelles comme l’on invente des dentelles impossibles. L’appel cristallin signale Oiseaux tristes développés dans un médium généreux et sensible. Le miroitement solaire fascine dans Une barque sur l’océan, somptueusement avancé, dans un relief positivement précieux. Sainement piquant, Alborada del gracioso lui succède, faisant chanter des fastes exquis de fin de nuit. Et tant d’ostentatoire brio de céder place au secret, celui de La vallée des cloches, insaisissable. Un muscle bienvenu en transmet les grâces, concluant ce grand moment de piano. En guise d’au revoir, Bertrand Chamayou offre La fille aux cheveux de lin de Debussy (huitième des Préludes du Livre I) – merci ! Une fois par mois, la BLGF accueille un concert du mercredi : à bon entendeur…

BB