Chroniques

par jérémie szpirglas

récital Vanessa Wagner
de Webern à Debussy : compositeurs de la couleur

Festival Messiaen au Pays de la Meije / Église de La Grave
- 26 juillet 2011
de Webern à Debussy : compositeurs de la couleur
© colin samuels

« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu ». Ainsi Rimbaud décrit-il la synesthésie en introduction à Voyelles. La synesthésie est un phénomène neurologique – parfois extrêmement handicapant – qui consiste à associer deux sens, ou deux types d’objets, l’un des deux étant le plus souvent la vue ou les couleurs. Dans le poème de Rimbaud, il s’agit des voyelles (et sans doute de leurs vocalisation) et des couleurs. Quant à lui, Olivier Messiaen prétendait associer notes et couleurs, ou plutôt accords et couleurs. La notion de couleur musicale prend dès lors une dimension inouïe : l’harmonie perd sa fonctionnalité, devient décorative – coloriage de l’intérieur des contours, en noir et blanc, dessinés par une courbe mélodique ou tout autre type de matériau sonore servant de fondation à l’écriture. C’est cette singularité messiaenesque qu’explore cette année le Festival Messiaen au Pays de la Meije.

Débordant le cadre strict du répertoire de cette figure tutélaire, le récital de Vanessa Wagner explore, en amont et en aval, quelques autres compositeurs de la couleur. Les Variations Op.27 de Webern donnent immédiatement le ton à la soirée : rigueur et austérité. Par un jeu de contrastes parfois violents alternant phrasés lyriques et puissants rebonds, Vanessa Wagner y trouve une sensualité admirable de sobriété et d’économie. Elle enchaine sur la transcription lisztienne de Liebestod de Richard Wagner (aucun rapport…). Solennelle, empreinte d’un sens aigu du sacré, ce Liebestod est équilibré et retenu — avouons toutefois que cette lecture ne laisse que peu entrevoir le grand coloriste que Messiaen entendait en Wagner.

Après trois Études de Dusapin – la deuxième, Igra, joueuse et dansante à la manière d’un Cakewalk de Debussy, la cinquième, organisée autour de la résonance, et la sixième, qui, d’une pédale trillée, fait naître un discours véhément –, défendues avec l’engagement qu’on lui connaît, la pianiste retrouve l’un de ses amours de jeunesse : Alexandre Scriabine. Le Russe a toute sa place dans ce contexte : en effet, il fait à Messiaen figure de précurseur, autant par la foi mystique qui l’animait que par sa sensibilité aux couleurs. Sans doute est-il le premier compositeur à avoir réfléchi de manière aussi approfondie à la question de la synesthésie dans le cadre musical – il associe à chaque note de la gamme une couleur de l’arc-en-ciel. De manière assez ironique, la Sonate choisie ce soir est la neuvième, surnommée « Messe Noire » en raison du motif satanique qui nourrit son atmosphère hautement cauchemardesque. Après un début en demi-teinte, Vanessa Wagner se livre à une grande démonstration ; son piano se fait noble, généreux, majestueux même. D’un lyrisme rageur, ce jeu tout en finesse et en contrastes, aussi bien timbrique que dynamique, se met service d’un discours angoissé, lugubre, dont on ne ressort pas indemne : lorsqu’elle termine, on a le sentiment d’avoir assisté à l’agonie superbe de la couleur.

On ne se défera pas si tôt de cette pénombre angoissée.
La mandragore de Tristan Murail prolonge la Messe noire et nous y plonge plus encore. Plante médicinale aux pouvoirs plus ou moins magiques que l’on trouvait au pied des gibets, La mandragore est un hommage au célèbre Gibet de Gaspard de la nuit (Ravel). Sous ces doigts, c’est, à mi-chemin entre Gibet et Scarbo, une peinture entre chien et loup d’un lieu fantasmagorique au silence rempli de sous-entendus.

Après ce long séjour dans un pays habité par les ombres et les couleurs d’inquiétante étrangeté, un espoir se fait jour avec les Estampes de Claude Debussy. Lent et nonchalant, Pagodes s’ouvre comme un lever de soleil printanier et frais. Se détendant enfin, Vanessa la musicienne prend un plaisir évident à ce répertoire, et l’acoustique de l’église le lui rend bien. Le calme revient, dans la limpidité des touches, le cristallin des arpèges. Après s’être levé, il est naturel que le soleil se couche : il le fait avec Soirée dans Grenade. Si, au début du concert, elle parvenait à révéler le sensuel derrière le cérébral (Webern), Vanessa Wagner renverse ici le paradigme : une manière de rendre à César ce qui lui appartient et de ne pas céder aux sirènes des mauvaises habitudes d’interprétation : elle nous raconte une histoire.

La couleur reprend ses droits dans Jardin sous la pluie. Le tableau se dessine avec une netteté désarmante et gaie : la grisaille lumineuse et pétillante du ciel, les grondements du vent dans les feuilles, les jeux, indifférents à l’averse et jusqu’à l’apparition d’un premier rayon de soleil et de l’arc-en-ciel subséquent – majestueux.

Pour les rappels, l’artiste ne quitte pas l’atmosphère beaucoup plus respirable qui s’est installée depuis Debussy. Ce sera donc l’Impromptu Op.90 n°2 de Schubert. Il sera brillant, rapide, sans ambages, détours ou faux semblants. Les passages plus sombres seront dits avec une assurance qui mêle insouciance et mélancolie. Les sections rapides seront transparentes. Ne pouvant décidément plus se séparer du public (qui, tout le long de ce programme enchaîné sans entracte, fit preuve d’une écoute curieuse et d’une admirable concentration), elle le gratifie encore d’un dernier Prélude de Rachmaninov.

JS