Chroniques

par gilles charlassier

récital Véronique Gens
Campra, Dauvergne, Destouches, Leclair, Lully, Marais, etc.

Louis-Noël Bestion de Camboulas dirige Les Surprises
Festival d’Ambronay / Abbatiale
- 16 septembre 2018
Véronique Gens chante le baroque français, accompagnée par Les Surprises
© dr

Après le settecento italien et sa réplique händélienne, le week-end d'ouverture de la trente-neuvième édition du Festival d'Ambronay retraverse les Alpes pour se fermer sur la tragédie lyrique, à cheval entre le Grand Siècle et celui des Lumières. Interprètes désormais reconnus dans un répertoire où ils ont fait leurs premières armes, Louis-Noël Bestion de Camboulas et son ensemble Les Surprises présentent avec Véronique Gens une anthologie ordonnancée selon les règles formelles du genre initié par Lully. Pour hétérogène que, de prime abord, puisse paraître le matériau, empruntant à des compositeurs différents, certes liés par un fonds d'inspiration et une évolution esthétique apparentés selon une tradition commune, le résultat révèle une véritable cohérence dramaturgique et musicale, au delà de l'artifice des anastomoses d'un numéro à l'autre.

Intronisant la suite Les Éléments de Jean-Féry Rebel (1666-1747), le Chaos introduit, en une synchronie thématique qui ne doit guère au hasard, le Prologue d'un opéra-ballet imaginaire à multiples mains et quatre entrées déclinant les fondamentaux symboliques de la nature – eau, air, feu et terre, selon leur ordre dans le puzzle ici reconstitué. La coordination des pupitres et la plénitude sonore mettent en valeur les qualités pittoresques de la partition, sans céder à l'anecdote. Véronique Gens survient avec un air de Scanderberg de François Rebel (1701-1775) et François Francoeur (1698-1787), Fureur Amour, dans lequel elle restitue une gradation pertinente depuis le récitatif. Extraite des Eléments d'André-Cardinal Destouches (1672-1749), la séquence Sarabande-Air-Menuets dévoile de savoureuses couleurs, entre la fluidité des violons et le mordant des castagnettes, avant un vigoureux Tremblement de terre écrit par Antoine Dauvergne (1713-1797) pour Polyxène, qui répond au Chaos initial de Rebel, et imite, selon l'usage de la tragédie lyrique, la reprise de l'ouverture en guise de conclusion du Prologue. Les évidentes ressources symphoniques de la formation française éclairent avec à-propos les développements tardifs du genre.

Le premier acte, sous le signe de l'eau, puise chez le duo précédemment cité, Rebel et Francoeur, et dans le même opus, un Air pour les esprits élémentaires, à la pâte nourrie, sans altérer la lisibilité des lignes. Le soprano prend la voix de la déploration résolue à la vengeance, C'en est donc fait, du Polydore de Jean-Baptiste Stuck (1680-1755). L'instinct expressif, au plus proche des mots, est secondé par des effets orchestraux opportuns, la tempête constituant un remarquable avatar de musique descriptive assumée, entre autres, par les cordes. L'Air tendre des Fêtes d'Hébé de Rameau offre un apaisement chatoyant, rehaussé par la ductilité de la flûte. Profitant de ce programme pour également promouvoir leur récente redécouverte d'un ouvrage de Destouches, Issé, Camboulas et ses musiciens y puisent un passage instrumental, Marche, trio et air des esprits élémentaires, aux effets habilement mesurés, avant le fébrile solo d'Armide de Lully, Enfin il est en ma puissance, dont la chanteuse détaille la complexité psychologique, entre détermination et renoncement, sans avoir nécessairement besoin de l'intégralité du livret. Le diptyque Air pour les néréides et Air pour les divinités du Destouches augural referme cette première entrée.

On reste avec le même opus pour le début de la deuxième, L'Air, dans une veine qui souligne la variété des atmosphères, sans rompre la continuité du discours – Air pour les heures, Air pour les heures et les zéphirs et Passepied. Après ce prélude, on plonge dans l'intensité expressive deMes yeux fermez-vous à jamais (Campra, Le Carnaval de Venise), tamisé d'intimité et de délicatesse autant par les pupitres orchestraux que par une ministre de l'intelligence du texte et du style – cela servira d'ailleurs de bis de premier choix. L'enchaînement de pièces dansées et évocatrices ménage un dosage toujours aussi subtil entre affects et usages, depuis le port noble de la Marche d'Hercule Mourant de Dauvergne jusqu'à la fantaisie allante des Menuet etTambourins des Surprises de l'amour de Rameau, en passant par l'admirable Sommeil et Sarabande d'Issé de Destouches.

Après l'entracte, Le Feu sollicite Rameau : l'arrangement d'Yves Rechsteiner d'un Prélude de Platée baignant dans une aube harmonique et l'Orage nerveux du même ouvrage, suivi de l'Entrée de Polyminie des Boréades, fruitée et aussi discrètement que délicieusement languide, encadrent Noires divinités de Scylla et Glaucus de Jean-Marie Leclair (1696-1764). Avec autant d'instinct que de science Véronique Gens anime l'imprécation modulant impatience et autorité. L'ultime entrée, La Terre, donne encore un aperçu des parties orchestrales d'Issé de Destouches : Musette et Passepied, Air pour Pan et Rigaudons. Puisé dans Zaïde de Pancrace Royer (1703-1755),Dieu des amants fidèles déploie un dramatisme sensible que le soprano reprendra dans le célèbre Cruelle mère des amours que Phèdre clame dans Hippolyte et Aricie de Rameau, précédé d'une Musette de Rebel et Francoeur. Les variations d'une Chaconne de Marais referment cette tragédie lyrique recomposée qui témoigne de la maîtrise de la rhétorique et de la palette du genre, en un hommage en consonance avec la thématique de cette mouture 2018 du festival.

GC