Chroniques

par cecil ameil

récital Radu Lupu
œuvres de Beethoven, Berg et Debussy

Palais des Beaux-arts, Bruxelles
- 10 mai 2005
Radu Lupu joue Beethoven, Berg et Debussy au BOZAR (Bruxelles)
© dr

Bien que coutumier des enregistrements Beethoven, Schubert et Schumann (parus chez DECCA), et quoiqu’encore mis en garde par des mélomanes présents à ses concerts antérieurs, le choc de cette première rencontre avec Radu Lupu est immense. Virtuosité et choix des œuvres mis à part, la plus grande surprise vient du son inédit qu’il produit sur un instrument qu'on croyait bien connaître. Jamais le piano (le grand Steinway du Palais des Beaux-arts) n'a présenté telle richesse harmonique, telle ampleur dans les graves soudain magnifiés, absence de dureté aussi flagrante – cette découverte mériterait à elle seule une analyse plus approfondie des différents effets possibles sur clavier.

L’art est bien entendu déterminant, résultat probant d'une position, d’une attitude et d’une approche particulière du piano. Malgré des conditions de concert quelque peu surprenantes (retard des programmes et considérable affluence de dernière minute, mais la salle est archi-comble après l'entracte), Radu Lupu démontre combien son jeu est singulier. Adossé à une chaise haute de musicien d'orchestre – il souffre du dos, dit-on les bras totalement relâchés, de grandes mains incroyablement souples qui caressent le clavier, parfois conduites par une gestuelle fulgurante (dans les attaques de Beethoven, par exemple), un usage généreux mais subtil du pédalier génèrent une matière sonore particulièrement dense et dénuée de tout caractère démonstratif, sans l'once d'un à-coup. La respiration est incroyablement large, procurant un sentiment assez unique d'apaisement et de sérénité. On est frappé par la force de la main gauche, la douceur de la main droite et la puissance naturelle de l'ensemble. Sans effort apparent, le Roumain invite au recueillement en musique, servi par une présence vraiment inhabituelle.

Aujourd'hui, assez curieusement, le pianiste enchaîne les Variations en ut mineur WoO.80 de Beethoven avec la Sonate Op.1 de Berg, sans solution de continuité, le public ayant été seulement prié ne pas applaudir entre les deux. Il clôt ensuite la première partie du récital avec la Sonate en la majeur Op.101 n°28 de l'Allemand. Bien que plus souvent jouées, sans être aussi connues que les Variations Diabelli, les Variations retiennent l'attention par la diversité tirée d'un motif aussi simple. Sans conteste, le compositeur fit preuve d'une belle inventivité dans une œuvre de facture très classique. On est surtout saisi par le musicien qui d’emblée s'y révèle souverain, avec cette particularité de rendre extrêmement nettes les multiples couleurs des accords et enchaînements.

Alban Berg surgit comme à la dérobée, dans le prolongement d'une même respiration, mais Radu Lupu change bel et bien de registre, comme l’indiquent les longs râles, discrets mais perceptibles, qui lui échappent. Fiévreuse et d'un seul tenant, l'œuvre est caractéristique de l'écriture assez dissonante de cette époque. Le piano parcoure la salle de ses fulgurances, l'attention de l'auditeur ne se relâche pas. Retour à une œuvre d'un autre acabit : la Sonate « Pastorale » de Beethoven fait partie des quatre dernières pièces de ce long cycle (il en écrivit trente-deux). D'une structure mélodique peu aisée mais d'une inventivité musicale remarquable, les quatre mouvements proposent un stupéfiant enchevêtrement de motifs, des plus simples aux plus complexes. Le pianiste s'y montre particulièrement à son aise, dans une approche qui tranche avec celles, habituellement plus frénétiques, de ses pairs. L'introspection du jeu, la rondeur du son déroutent peut-être dans un opus aussi majestueux, mais la plénitude en est fascinante.

Debussy était à l'honneur de la seconde partie, et jusque dans les deux bis. La multiplicité des couleurs et résonances qui traversent le Livre I des Préludes est rendue dans une étendue inaccoutumée, avec une prédilection fort nette pour le registre bas-médium. C'est la majesté qui l'emporte sur toute la ligne, laissant parfois la place a beaucoup de simplicité et de douceur, mais avec un toucher toujours dense et sans heurt – un malheureux téléphone portable ne réussit d’ailleurs pas à en briser élan ! L'enthousiasme du public est total. L'hypnose ne se démentit pas avec un extrait du Cahier d'esquisses et un des Préludes du Livre II en guise de clôture. C'est indubitable : Radu Lupu est un immense artiste ; il transmet ce qui l'habite avec une ferveur et une vérité telle que sous ses doigts ne s'écoute plus que la musique, universelle.

CA