Chroniques

par marc develey

récital Leon Fleisher

ProQuartet / Château de Fontainebleau
- 19 juin 2004
le pianiste Leon Fleisher aux rencontres ProQuartet de Fontainebleau
© dr

ProQuartet accueille Leon Fleisher dans la salle Belle Cheminée du Château de Fontainebleau. Le programme comporte une série de pièces courtes, en première partie : quatre compositions américaines contemporaines – Dina Koston : Messages I, 2002 ; George Perle : Musical offerings pour la main gauche, 1998 ; Leon Kirchner : Music for the left hand, 1995, toutes trois en création française ; Roger Sessions : From my Diary, 1939-1940 –, encadrées de deux œuvres de Bach transcrites pour piano (un choral de la Cantate BWV 208 et la Chaconne de la deuxième Partita en ré mineur pour violon seul, adaptée pour la main gauche par Brahms). En seconde partie, la Sonate en si bémol majeur D960 de Franz Schubert.

De la grande diversité de jeu que les quatre pièces américaines suggèrent au pianiste, on retiendra les résonances d’orgues, parfois aux limites du son, de Message I, les percussions des Musical offerings, les dynamiques lisztiennes de la toccata de Music de Kirchner, les arpèges liquides et vibratos des partitions de Sessions : vaste champ expressif, animé du jeu très rhétorique de Fleisher. Un son sans affèterie, une articulation toujours subtile et loin de toute superficialité révèle chacune de ces œuvres dans sa façon de faire parole et sa présence propres.

Cette même attention à la dictionse retrouve dans les deux œuvres de Johann Sebastian Bach. Portant la trace d’une musicalité nettement romantique, le style peut rappeler celui d’un Fisher, pour la belle régularité des basses obstinées et l’extraordinaire articulation du chant, l’épaisseur du son ayant parfois couleur de luth, de guitare ou d’orgue. Dans la Chaconne, en particulier, le jeu se fait attentif à la singularité du phrasé de chaque variation, sans qu’aucune préciosité interrompe jamais la clarté de l’interprétation – oubliées, alors, les quelques imprécisions, dans les aigus et dans les graves, trop résonantes, parfois, qui, ici et là, contrarient la lisibilité du contrepoint. Musique d’une douceur infinie, paraissant venir de trop loin pour qu’on puisse en ressortir avec la sensation de l’avoir comprise…

Toutes ces qualités transfigurent la Sonate de Schubert.
Le son, toujours organiquement lié au phrasé, affiche des caractéristiques qu’on ne connaît d’ordinaire qu’aux ensembles instrumentaux : cordes avec sourdine dans le second mouvement, cors dans le trio du troisième, quatuor dans le quatrième. Il est accessoire qu’il lui advienne de se montrer un peu pâteux dans les roulements graves du premier mouvement ou insuffisamment contrasté lors du passage forte mineur du quatrième. Pour nous redécouverte, la phrase schubertienne vit moins de sa référence habituelle au Lied que d’une articulation récitative. Le rubato est ainsi toujours présent. S’agissant de cette partition, cela aurait dû irriter. Très discret, pourtant, marquant de son style les quatre mouvements, et soutenu d’une inhabituelle attentions aux silences – en particulier dans le premier mouvement avant les reprise du thème –, il donne à entendre ce que le romantisme doit au jeu du désir et de sa difficile articulation avec le monde. La grande tension de l’espace musical schubertien entre l’unité de la forme et les contrastes locaux du matériau sonore se voit alors résolue dans l’enchaînement comme naturel entre phrases murmurées ou chantonnées et grandes plages affirmatives.

Alors, au second mouvement, inhabituellement, la reprise du thème sonne moins comme une répétition qu’un approfondissement lucidement tragique de son exposition initiale, tenant compte, dans la variation de l’ostinato des basses octaviées, de la dynamique de la partie centrale et de son impossibilité à en soutenir jusqu’au bout le mouvement. Là encore, il semble que quelque chose échappe, dans la présence sonore, la qualité du phrasé, l’épaisseur du son, ce quelque chose, peut-être, qui rend si délicate l’exécution de la musique de Schubert et si difficile l’écoute analytique de pareil interprète.

MD