Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Leif Ove Andsnes
œuvres de Bartók, Janáček et Schumann

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 11 décembre 2018
Bartók, Janáček et Schumann par Leif Ove Andsnes au Théâtre des Champs-Élysées
© gregor hohenberg

Ce récital commençait durement, avec les Drei Romanzen Op.28 de Robert Schumann, conçues en 1839. Sehr markirt, la première, sombre tourmente en si bémol mineur, prit un jour assez fruste sous les doigts du pianiste norvégien qui, pourtant, nous habitua à d’autres subtilités de jeu. On attendait plus de délicatesse dans le développement central, en vain, Leif Ove Andsnes poursuivant un chemin brutal à la respiration maladroite et faisant claquer les aigus. Et, dans un pas presque administratif, le mélancolique Einfach de laisser de marbre… La romance en si majeur n°3, Sehr markirt à nouveau, ne fut pas avantagée par l’étrange raideur, quasi militaire, que lui imposa cette lecture dépourvue de toute inspiration, y compris dans la partie la plus chantante, cruellement désertée de tout lyrisme. Recueil d’une touchante poésie, Po zarostlém chodníčku (Sur un sentier recouvert, 1900-1912) de Leoš Janáček requiert une présence minutieuse en chacune de ses évocations. Les dix pièces du premier livre n’en ont guère bénéficié, enfouissant l’auditeur en un tunnel interminable. Que s’est-il passé ? Pourquoi un artiste d’une telle trempe endort-il Nos soirées, heurte-t-il Une feuille emportée et martèle-t-il si sûrement Venez avec nous ? Le souvenir qu’on en gardait [lire nos chroniques du 12 avril 2003, du 6 février 2004, du 5 octobre 2007, du 25 mai 2011 et du 23 mai 2012] invite à espérer une Vierge de Frydek moins uniformément renfrognée, par-delà un fin travail de sonorité qu’il faut reconnaître. Au jacassement hargneux des hirondelles succèdent encore cinq pages laborieusement livrées sur lesquelles il est inutile de s’attarder, si ce n’est à signaler Bonne nuit, berceuse fort élégamment portée.

L’arrivée de l’entracte nous trouve hésitant… la porte de sortie, malhonnête, cligne de l’œil – résistons ! D’emblée, la persévérance est largement récompensée par une interprétation infiniment nuancée et joueuse des Három Burleszk Sz.47 (Trois Burlesques, 1908-1911) de Béla Bartók. Le belliqueux Presto délie des trésors d’expressivité et l’Allegretto invente une danse mal léchée qu’on jurerait amorcée par le valeureux Szindbád, fameux héros des récits de Gyula Krúdy, au retour d’une soirée bien arrosée. Au Capriccioso Leif Ove Andsnes réserve une palette précieuse dont les demi-teintes s’appuient sur un motif obsédant qu’on retrouve dans l’orchestre du Château de Barbe-Bleu, opéra strictement contemporain de cet opus [lire nos chroniques du 28 mai 2004, du 16 juin 2006, du 30 septembre 2007, du 28 avril 2009, du 15 novembre 2011, du 9 octobre 2014, des 14 février, 2 octobre et 23 novembre 2015, enfin du 15 mai 2016]. Voilà donc que la lumière inonde le récital !

De fait, il semble bien que la partition du Hongrois ait suffisamment obsédé le pianiste pour entraver son investissement dans la première partie. Passées les Burlesques, nous retrouvons toutes les qualités d’Andsnes, telles que maintes fois applaudies au concert et à l’écoute de ses enregistrements [lire nos critiques des CD Grieg, Schubert et Mozart]. Elles se mettent au service du fantasque Carnaval Op.9 de Schumann (1835). Après un Préambule tour à tour altier, espiègle et valseur, Pierrot funambule, Arlequin persifleur et la gracieuse emphase de la Valse noble, Eusebius et Florestan d’échanger leurs secrets en d’indicibles parfilures, alanguis là, ici bondissants. L’on n’en finirait pas d’énoncer les bonheurs de cette interprétation fertile dont le Sphinx surprend, les Papillons charment et fascine l’Aveu, jusqu’à l’éclatante Marche finale. Si le public affichait quelque froideur à l’orée de l’entracte, l’enthousiasme est désormais à son comble. Généreux et visiblement heureux, Leif Ove Andsnes retourne au clavier pour offrir quatre bis empruntant à Chopin, Schumann et Schubert, avant de prendre congé avec le chaleureux Tango de Stravinsky (1940) qu’il cisèle somptueusement.

BB