Chroniques

par marc develey

récital Jean Rondeau
Johann Sebastian Bach | Goldberg-Variationen BWV 988

Philippe Maillard Productions / Salle Cortot, Paris
- 21 mars 2018
Salle Cortot, Jean Rondeau joue les Goldberg-Variationen BWV 988 de Bach
© édouard bressy

Il appartient à l’art d’imprimer dans la trame des jours de nouveaux chemins, des amers sur lesquels orienter une errance ou des paysages propres à accueillir un jardin, une demeure, une vie, parfois. Mais rares sont les moments et plus rares les œuvres qui, troublant la surface même des choses, en modifie la topologie intime jusqu’à remettre en question la possibilité d’un espace. Il nous semble que les Variations Goldberg BWV 988 de Johann Sebastian Bach sont de ces œuvres et Rondeau de ces moments la restitution proposée par Jean. De ce qui n’a d’autre espèce que celle d’une expérience de communicabilité ténue, nous tentons ces quelques mots, inévitablement idiosyncrasiques.

À la suite d’un prélude introductif d’humeur scarlatienne, l’Aria, seuil amoureux et récitatif, laisse aller le legato velouté d’une main gauche volontiers hésitante. La Variation 1 la prolonge en un mouvement leste et fluide, dans cet ample phrasé qui est la marque du claveciniste. La stabilité du continuo offre son assurance au chant de la 2 alors que le Canone all’unisono clôt la première triade dans un tempo vif et leste habité de portés impeccables. En piqués taquins, la quatrième annonce les pizzicati joueurs et plaisants de la 5. La complexité du Canone alla seconda fait succéder à ce moment mutin et tendre l’intensité de ses dissonances, très marquées par l’instrumentiste. Al tempo di giga, les siciliennes liminaires de la troisième triade leur opposent alors leurs roulements de galets, ouvrant une place aux nappes respirantes de la huitième variation. Le Canone alla terza referme cette plage dans le questionnement de ritenuti traversés de désir. C’est avec la Fughetta suivante que l’attention commence à se fixer sur autre chose que les mouvements propres de la partition, un je-ne-sais-quoi passant les notations usuelles, intensément musical, que le langage effare, fût-ce même dans les tropes, ici inappropriés, du sublime. Le clavecin s’y fait respiration et recherche, bien loin des tendresses classiques et sages – et nous nous surprenons à n’y plus rien comprendre, parfois n’y plus rien entendre, tout en reconnaissant ici quelque chose d’une proposition inouïe. Est-ce l’heure, l’œuvre, l’artiste, une étrange combinaison des trois, nous ne saurons dire.

Les percolations langoureuses de la Variation 13 s’offrent en questionnement aux appoggiatures joueuses, serties dans l’écrin du tactus sans concession de la suivante, mais semblent devoir se résoudre dans une simple quinte interrogative et aérienne, contradiction imprévue au hiératisme solennel et digne du canon médian. Sans s’attarder, l’Ouverture poursuit cette désormais étrange respiration où la partition s’incarne en souffle et mouvements, charnelle voire corporelle, osmotique, dans le temps long de son déroulé, avec un état d’âme indéfinissable, étranger sans doute et, pour nous, rétif à l’analyse. Cela danse, non plus depuis le corps traducteur des mouvements du son mais dans le son comme incarné – et nous est impression, un temps, de vivre, obscurément, la conscience embarrassante ne nous en viendrait-elle qu’après coup, les rêves faits chair sonore d’une immense bête, soufflant et ruminant et transmuant des chapelets de fruits chimériques glanés aux champs numineux. Étrange, ô combien, et déroutant, aussi. Pour autant, l’artiste jamais ne rompt la clarté du tactus ou l’intention des danses, ni n’en rabat sur les coloris ou les exigences de la virtuosité – il y joint, simplement, si l’on ose dire, une impressionnante respiration et une incarnation rare. Mais voilà qu’après un vingt-troisième où sonne comme un dialogue gémellaire entre deux enfants légèrement revendicatifs, l’on se dirige vers les ultimes triades. L’Adagio subtilement dolent fait circuler un chant brisé aux miroirs des gammes dans un délire de chromatismes annonçant les ironies sauvages et le son quasiment saturé du n°29 – alors que le Quodlibet, renouant avec une assurance moins échevelée, prend des allures de ballade, heureuse et affirmée.

Le retour de l’Aria ramènerait-il au point de départ ? Pas vraiment. Dans l’apaisement qu’elle installe, elle chante désormais autre chose, que nous ne savons pas définir. Et il faudra l’impatience du public pour qu’en soient soufflées les résonances hors du beau silence où Jean Rondeau a laissé s’en aller vibrer l’ultime note.

MD