Chroniques

par cecil ameil

récital Grigori Sokolov
Bach et Chopin

Palais des Beaux-arts, Bruxelles
- 24 novembre 2004
Bach et Chopin par Grigori Sokolov au BOZAR (Bruxelles)
© dr

Le choc ! Entrant sur scène comme un automate, les yeux mi-clos, le Russe Grigori Sokolov salue brièvement et aussitôt s'installe au piano pour enchaîner la Partita en mi mineur BWV 830 n°6 à la Fantaisie et fugue en sol mineur BWV 542 de Johann Sebastian Bach. Il offre une lecture adamantine à cette première partie de récital. Extrêmement concentrée, l'interprétation est incroyablement rythmée et fusante pour une musique si austère.

Bach nous est livré à l'état brut, sans concession. Les sept mouvements de la Partita transforment le piano Steinway de concert en un instrument tenant à la fois de l'orgue et du clavecin. Solennelle, la Toccata est percutante, dansante l'Allemande. Sensiblement plus legato, la Courante est parcourue de grandes vagues, alors que la pièce centrale (Aria) est comme murmurée. La lisibilité du jeu est intense, la variété des motifs impressionnante : c'est saisissant ! Suit une Sarabande grave à la respiration ample où s’entend soudain la mécanique des touches comme sur un clavecin, emplie d'une grâce dépourvue de tout sentimentalisme. Le pianiste va jusqu'au bout de ses intentions ; l'expressivité est maximale, c'est palpable. Puis viennent la Gavotte, balancée et chantante sur un rythme ternaire, et, déclamée en saccades, la Gigue pleine de heurts et de force en point d'orgue de ce train endiablé.

Malgré les applaudissements timides d'une salle quelque peu éberluée, Grigori Sokolov semble retenir son souffle avant d'entamer la Fantaisie dans les mêmes dispositions. Toujours avec cette incroyable clarté du son, il fait résonner le piano avec élégance et une grande liberté de ton, usant des pédales avec une immense précision comme des soufflets d'organiste. La splendide double Fugue débute dans un silence de cathédrale, avec une première voix rejointe tour à tour par les trois autres en un ballet infiniment contrôlé. Elle termine furieuse, comme pétrie dans la pâte. Jamais l’on n’entendit Bach ainsi.

En deuxième partie, un programme de sept morceaux empruntés à Fryderyk Chopin donne un autre aperçu du grand art de Sokolov. Instantanément, on retrouve le style du pianiste : des notes comme détachées ou pointées, un son à la fois clair et puissant, un usage rigoureux du pédalier, le tout dans une concentration quasi démoniaque. S'y ajoutent une respiration plus ample, bel écrin à cette musique romantique, et une palette de touchers propre à susciter des émotions toujours plus contrastées, reflet d'une musique habitée par la révolte, l'amertume, la désillusion ou les fausses joies, toujours en marge d'une vraie tristesse jamais consentie, notamment dans les Impromptus et les Nocturnes.

Sans emphase ni autre recours « faciles », la richesse expressive de cet artiste est tout bonnement incroyable. Chaque mouvement de la Fantaisie-Impromptu en # dièse mineur Op.posth.66 et des trois Impromptus qui lui sont postérieurs est composé de traits à la fois délicats, comme sans fard, et « méchants », rapides et lents, papillonnants et martelés, dans une torture de sentiments en demi-teinte. On a presque du mal à suivre, au chevet d'une telle fièvre ! Les deux Nocturnes Op.62 sont abordées de manière sensiblement plus linéaire, mais le toucher qui se fait pesant, le rythme hésitant et la main gauche plus insistante, n'empêchent pas de mêler encore bien des contrastes. Louons une approche aussi personnelle, insolite et fascinante.

Curieusement, le Russe ne se départ pas tout de suite de cet état en poursuivant sur la Polonaise-fantaisie en la bémol majeur Op.61, comme si son esprit était encore accaparé par le climat douloureux. Il reste que la musique imprime vite son intention dans l'esprit de l'interprète ; le rythme devient bientôt martial, avec une grande emphase dès l'introduction. Le thème suivant est chanté avec fermeté, dans un beau legato, puis survient le mouvement nostalgique et révolté, fameux, qui constitue la pièce maîtresse de l'œuvre. Le pianiste conclut dans une gerbe sonore, puissante et déterminé.

En bis, Grigori Sokolov livre avec la même gravité deux Valses de Chopin et deux pièces de Rameau (dont L'Égyptienne) – souverain, mais d'expression plus monolithique. Une soirée mémorable !

CA