Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Gianluca Cascioli
Ludwig van Beethoven

Piano**** / Salle Gaveau, Paris
- 7 décembre 2004
le jeune pianiste italien Gianluca Cascioli en récital Beethoven à Gaveau, Paris
© dr

C'était un dimanche après-midi d'octobre, à l'encore toute jeune Cité de la musique, il y a huit ans : un adolescent souriant à l'allure un peu gauche (que les festivaliers avaient découvert à Montpellier en juillet, dans un programme Mozart, Beethoven, Prokofiev) rejoignait les musiciens de l'Orpheus Chamber Orchestra pour donner, avec une confondante maturité, le Concerto en la majeur K488 (n°23) de Mozart. Plus qu'une révélation, ç'avait été un véritable choc ! Suivaient deux pièces en solo, interprétées avec la même facilité et cependant ô combien diverses : Fanfares et Cordes à vide (extraites des Études) de Ligeti, et Incises que Pierre Boulez écrivit en 1994 pour le concours Umberto Micheli de Milan qui couronnait alors d'un premier prix ce même jeune homme (il avait quinze ans) : Gianluca Cascioli. Nous étions d'ores et déjà sûrs qu'il était un des grands pianistes de sa génération.

Alors que France Musique retransmettait les récitals de Brême (Beethoven, Schönberg et Webern, en janvier) et Berlin (Ligeti, Beethoven), le musicien italien retrouvait Paris en juin 1997 : la Fantaisie Op.11 de Beethoven y était alors « tempêtueusement » engagée, tandis qu'un recueillement inattendu portait les Bagatelles Op.126, finissant dans une interprétation légère et délicate du Livre I des Préludes de Debussy. Gianluca Cascioli montrait au maigre public de Pleyel des qualités qu'on n'avait pas entrevue en octobre, et j'écrivais alors : « …puissé-je garder cette énergie longtemps en l'oreille ».

Présent au Festival de La Roque d'Anthéron en août de l'année suivante, on l'entend en Belgique à l'automne (Villers-la-Ville) dans l'opus 35 de Beethoven, à nouveau Incises de Boulez et les Notations, puis l’Indianisches Tagebuch de Busoni. Il revient à Paris en juin 1999, cette fois au Théâtre de l'Athénée, et toujours dans le cadre de Piano****, pour jouer Brahms, Mendelssohn et une Partita n°4 de Bach qui affirme un jeu grandi, moins « tout-fou », et toujours génialement coloré. Le public toulousain et Piano aux Jacobins le découvriraient en septembre dans des Études et des Préludes de Debussy, les Danses de Bartók et, surtout, une médusante Partita n°2 qu'on n'oublierait pas de si tôt.

S'il s'est ensuite produit chez nous, notamment lors des programmes de musique de chambre donnés par quelques Berliner Philharmoniker, ce récital laisse constater les effets des premières années d'une belle carrière. C'est à présent un jeune homme relativement grave qui gagne le piano, se recueille quelques minutes avant d'ouvrir un programme intégralement consacré à Ludwig van Beethoven par la Sonate (n°1) en fa mineur Op.2 n°1 dans une belle plénitude sonore. Indéniablement, son jeu s'est beaucoup affiné, sans rien perdre de son énergie et de sa clarté. L'Adagio est porté loin, comme une méditation jamais complaisante qui s'achève dans une sereine simplicité. Après une lecture élégante du troisième mouvement, le Prestissimo bénéficie d'une extraordinaire fluidité, dans une articulation extrêmement précise, avec des ornements d'une gracieuse légèreté.

Engageant un Allegro généreusement chantant, Cascioli donne la Sonate (n°10) en sol majeur Op.14 n°2, accusant toutefois une utilisation parfois un peu trop copieuse de la pédale. Détendu, il affirme une grande maîtrise de son art, magnifiée par une écoute active (qui influe directement sur l'actualité de l'exécution). L'Andante se révèle plein d'esprit, discrètement humoristique, sans préciosité aucune, et le Scherzo prend des mines avec juste ce qu'il faut de théâtre.

Clé de voûte de la soirée, la Sonate (n°13) en mi bémol majeur « quasi una fantasia » Op.27 n°1 jouit d'une interprétation donnant à penser qu'elle est improvisée devant nous, que rien n'est écrit : Gianluca Cascioli la réinvente comme personne, dans une grande liberté d'expression et un style personnel où il déploie d'incontestables talents de coloriste. Et si l'Allegro molto e vivace s’en trouve comme orchestré, l'Allegro vivace final n'est pas sage du tout, usant de nuances génialement dynamiques et de contrastes parfois violents, avec une énergie décuplée et parfaitement gérée. Seule ombre au tableau : dès le troisième mouvement, le piano ne tient plus l'accord (le haut-médium dégringole et tourne vertigineusement).

Après l'entracte, le musicien ne retrouvera pas cet exceptionnel état de grâce. Sa Tempête ne répond pas aux promesses de la première partie. Si l'introduction de cette Sonate (n°17) en ré mineur Op.31 n°2 installe un suspens véritablement inquiétant, les aléas qu’il fait subir au temps imposent une surenchère nuisible. Redoutable, cette contient juste ce qu'il faut pour suggérer la tempête dans un cadre esthétique d’où il est dangereux de sortir. Ici, on en perd la cohérence dans une lecture relativement déséquilibrée, beaucoup trop compliqué, laborieuse.

Si un petit tour de clé a été offert au piano avant Der Sturm, l'Allegro initial de la Sonate (n°18) en mi bémol majeur Op.31 n°3 révèle l'éphémère du remède… Avec cette dernière page, Gianluca Cascioli retrouve un style parfait habité d'une certaine gravité. L'esprit déployé dans le Scherzo est délicieux, tandis que le dernier mouvement (Presto con fuoco) semble vouloir annoncer les égarements schumaniens. Après un programme aussi riche, congé est pris avec la mélancolique Berceuse de Ferruccio Busoni, magnifiquement colorée, dans une lumière toute de demi-teintes debussystes.

BB