Chroniques

par jacques duffourg

récital Frédéric Vaysse-Knitter
Chopin, Liszt et Szymanowski

Théâtre de l’Athénée Louis Jouvet, Paris
- 27 mars 2011
le pianiste français d'origine polonaise Frédéric Vaysse-Knitter
© jean-baptiste millot

Au cours de l'année 1901, un Polonais intellectuel et dandy de dix-huit ans, du nom de Karol Szymanowski, rejoint le Conservatoire de Varsovie pour y perfectionner des études musicales entreprises onze ans plus tôt – et déjà matérialisées par l'écriture, dès 1899, de neuf Préludes. Là, il se lie avec d'autres musiciens d'esprit brillant, parmi lesquels le pianiste Arthur Rubinstein, au sein d'un groupe autoproclamé Jeune Pologne. C'est dans le cadre de ce mouvement avant-gardiste et patriotique que le jeune compositeur fait créer, le 9 février 1906, par le pianiste russe Heinrich Neuhaus, son cousin (de six années son cadet), la Fantaisie en ut majeur qu'il lui a dédiée.

L'œuvre, tripartite, d'une difficulté redoutable, est d’une flagrante postérité lisztienne, ce que conforte encore son climat sombre, voire macabre. Sa hauteur de vue n’a rien d’une génération spontanée pourtant, puisqu’elle succède, sous numéro d’opus 14, à un travail pianistique déjà conséquent, comprenant, outre les Préludes précités, douze Variations Op.3, quatre Études Op.4, ainsi qu’un Prélude en ut dièse mineur auquel s’adjoindra en 1909 une Fugue. Pour partie, c’est ce corpus de jeunesse que le pianiste français d’origine polonaise Frédéric Vaysse-Knitter propose au Théâtre de l’Athénée, complété d'œuvres-miroirs de Chopin et Liszt (à l’appui d’un CD Szymanowski paru voici deux mois chez Integral Classic, et sur lequel nous aurons l’occasion de revenir).

Disque et récital débutent d’ailleurs par la même pièce, la splendide (et assez connue) Étude Op.4 n°3 (1902). Elle sonne comme une manière de Bagatelle dans laquelle l’atavisme chopinien est très perceptible, et à laquelle le pianiste confère la délicatesse mélancolique comme, en section centrale, la gravité instable qui lui conviennent. Sa grande beauté mélodique se retrouve, en fin de première partie, dans les quatre des neuf Préludes Op.1, déjà très personnels, choisis par Vaysse-Knitter, puis, contrastée et bien sûr développée, dans les phosphorescentes Variations Op.3, dédiées pour leur part à Rubinstein, où l’on décèle de possibles influences scriabiniennes.

Auparavant, c’est en toute cohérence historique qu’ont résonné deux Nocturnes, Op.27 n°1 et Op.48 n°1, de Frédéric Chopin, référent évident, dont la technique comme les affects imprègnent largement l’écriture szymanowskienne au seuil du siècle nouveau. Ce sont des compositions emblématiques du romantisme, tourmentées et dramatiques, qui conviennent à merveille au jeu de l’artiste, lequel s'avère tout au long de ce concert d’une subtilité exceptionnelle. Si le toucher est franc, voire percutant – le corps à corps avec le clavier, « jusqu’au fond de la touche », nous renvoie loin d'un Chopin salonnard à la petite santé qu’on subit encore ça et là –, il est de surcroît aussi idéalement dosé (large palette dynamique, tenue limpide des harmoniques) que clair et délié, en particulier dans des aigus superbes agissant « jusqu'au tréfonds de l'âme ».

Frédéric Vaysse-Knitter est aussi un virtuose hors pair, ce que fait ressortir encore davantage la suite du programme. Derrière une courte remise en oreille (sixième Prélude de Szymanowski), il parcourt l'inspiration lisztienne du Polonais, ce qui nous vaut une incarnation mémorable de l'illustre Sonata quasi fantasia « Après une lecture du Dante » qui clôt le cahier Italie des Années de Pèlerinage. Loin de toute tentation tape-à-l'œil à quoi, avouons-le, le génial Hongrois se prête parfois, le pianiste français en magnifie, au delà d'une exécution techniquement parfaite, les rugosités novatrices, la monumentalité tout orchestrale comme la portée métaphysique. Tout cela avec le plus apparent naturel.

La Fantaisie Op.14 jadis défendue par Neuhaus, s'inscrit dès lors logiquement dans le cheminement. Comme déjà précisé, elle est (entre autres) extrêmement périlleuse, ce dont son auteur était si pénétré que dans une lettre il s'ouvrit de sa crainte de passer pour un unspiel-und unsingbarer Komponist (compositeur injouable et inchantable). Il s'agit d'un triptyque libre, aux mouvements simplement titrés I-II-III, et d'imposantes proportions ; en son sein luisent nombre de réminiscences. Outre Liszt, donc, et Janáček (celui du Sentier broussailleux, en bien plus âpre), s'entendent Scriabine (à nouveau) et surtout un langage harmonique qui regarde parfois vers Debussy. Ce que légitime parfaitement le plaidoyer – pas seulement pro domo – d'une Jeune Pologne souhaitant promouvoir une musique novatrice et européenne. Ce combat avec l'Ange, telle une peinture de Goya, fait ressortir quelque chose de surhumain, esquissant aussi, comme toute bonne synthèse, un dessein bien personnel : celui de Métopes et des Sonates, bien sûr. Un chef-d'œuvre encore rare que Vaysse-Knitter s'est approprié au point de le jouer, malgré tous ses hiatus, avec une élégance totale.

Les deux bis sont à l'image de l'ensemble : d'une sensibilité confondante. Rien ne peut mieux prolonger la tension accumulée que ces Funérailles lugubres (Liszt, toujours) du même niveau superlatif que le parcours principal. Et comment mieux la dénouer, sans renoncer à l'émotionnel (au contraire), que par l'Air des Variations Goldberg livré nu, ainsi qu'un impératif ? De l'émotionnel, il y en a encore dans la dédicace du récital au Japon sinistré, un don humanitaire joignant l'acte aux paroles : celles-ci brèves, justes, d'une rare sobriété. Puisse ce concert magistral contribuer à conforter Karol Szymanowski parmi les plus importants musiciens de la première moitié du XXe siècle, et Frédéric Vaysse-Knitter au nombre des grands pianistes de notre temps.

JD