Chroniques

par françois-xavier ajavon

récital Erik Berchot
œuvres de Balakirev, Chopin, Rachmaninov et Tansman

Festival Chopin / Orangerie de Bagatelle, Paris
- 11 juillet 2004

Le dossier de presse précise que du sang polonais coule dans les veines d’Erik Berchot, pianiste français né en 1958 – ce qui, on le suppose, pourrait être susceptible de le rendre familier de la musique de Chopin. Une surprise nous attend : dans les veines de ce quadra’ sympathique et distingué coule aussi des flots furieux d'adrénaline, de dopamine, ainsi que cent mille volts d'énergie musicale débridée ! En conséquence de quoi sa lecture de Chopin est vive, électrique, dynamique, impressionnante de virtuosité et d'une densité rare, précieuse même… qui s'évanouit à peine éclose. Car Berchot va vite, très vite. Il ne ménage pas de réelle respiration entre les pièces, les œuvres, les univers qu'il traverse en terrain conquis ; en une heure et vingt minutes, son récital est bouclé (avec deux brefs rappels). On en sort le souffle coupé.

Si nous devions donner un titre à ce récital, il pourrait être Métamorphoses russes de Chopin. En plus du généreux programme de quatre opus qui lui est consacré, et de ravissantes miniatures du Polonais Tansman, le pianiste interprète des œuvres russes du postromantique Rachmaninov, du patron du Groupe des Cinq Balakirev et de l'éternel inclassable Anatoli Liadov, élève quasiment oublié de Rimski-Korsakov. Autant d'occasions de constater à quel point la musique pour piano de la première moitié du Xe siècle, et plus particulièrement en Russie, s’imprégna profondément de l'esthétique de Chopin, par ce qu’Adorno appelait ses « broderies de la virtuosité », mais aussi par sa profondeur psychologique.

Erik Berchot donne des Deux Polonaises Op.26 une lecture nerveuse, électrique, parfois violente, qu'il poursuit dans l’Impromptu en sol bémol majeur Op.51 n°3 ainsi que dans la Fantaisie impromptue en ut # mineur Op.66. Il en un moment plein de verve, d'énergie, et débarrassé de toute réminiscence de langueur schubertienne. Les trois Valses Op.64, dont les deux premières sont appelées Valse minute et Valse brillante, sont faussement légères et naïves, délicieusement académiques, et renvoient aux salons du XIXe siècle fleurant bon la décadence d'un monde encore occupé à danser dans l'allégresse. Nous en sortons un peu ivres et convaincus que Chopin ne serait pas Chopin s'il n'avait écrit que sa Sonate en si bémol mineur : les génies le seraient-ils vraiment s'ils ne l'étaient que pour leurs chefs d'œuvres, et pas pour l'ensemble de leur production ?

Les Sept Mazurkas du premier recueil d’Alexandre Tansman (1897-1986) sont une véritable rareté. Magnifiques et subtiles miniatures pianistiques, connectées à la fois au cycle Mikrokosmos de Bartók et aux Visions fugitives de Prokofiev, ces pièces doivent beaucoup à Chopin et Prokofiev, dont Tansman – personnage fascinant, déchiré entre la Pologne, l'Europe et le continent américain, double injustement oublié de Prokofiev, et francophile convaincu – était d'ailleurs proche, comme de Gershwin et de Charlie Chaplin. Erik Berchot donne de cette musique « miniaturisée » une interprétation ample et assurée : rien ne nous échappe de l'art percussif et « motorique » du compositeur polonais.

LeRachmaninov de Berchot ne s'épanouit pas dans le postromantisme tout confort du XXe siècle qui est le sien, il ne s'avachit pas : les Étude-tableaux Op.39 n°1 etn°5 sont ici jouées dans une urgence et une intensité dramatique qui pourraient parfaitement renvoyer insidieusement à la Russie contemporaine, aussi instable et terrifiante que fascinante. C'est évidemment dans Islamey de Mili Balakirev que l’artiste donne le meilleur de lui-même, bien que cette pièce soit un tube. Il en électrise la virtuosité, sans perdre en précision.

Un récital dense, donc, par ce pianiste protéiforme : enseignant au CNR de Marseille, collaborateur de Michel Legrand et de Charles Aznavour, auteur d'un spectacle pédagogique, musical et poétique autour de Chopin, et même acteur dans le film Partir, Revenir (Claude Lelouch, 1984.) où il joue un… pianiste jouant Rachmaninov ! Une personnalité riche qui vient d’offrir l'occasion de scruter Chopin depuis l'est de l'Europe, depuis une certaine Russie prérévolutionnaire, romanesque et romantique (...et s'il n'avait pas que du sang polonais dans les veines ?).

FXA