Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Dániel Lebhardt
œuvres d’Alkan, Debussy, Ravel, Séverac et Widor

Auditorium du Louvre, Paris
- 25 septembre 2014
le jeune pianiste hongrois Dániel Lebhardt, photographié par Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi

La semaine dernière commençait à l’Auditorium du Louvre une série de concerts intitulée De Rameau à Daho qui, en partenariat avec le Palazzetto Bru Zane (dont elle se fait l’écho de la riche saison vénitienne), promènera l’écoute trois mois durant dans un répertoire français rare, peu connu, voire inconnu, mis en regard avec des pages plus célèbres et même avec la musique d’aujourd’hui (Gérard Pesson, Bruno Mantovani). Entre les rendez-vous du mercredi, en soirée, et les midi-trente du jeudi, dix-huit programmes sont proposés, traversés d’opus de Chausson, Debussy, Fauré, Franck, Poulenc et Ravel, pour les « grands classiques », mais encore de signatures qu’il convient d’approfondir – Dukas, Pierné, Saint-Saëns (qu’on croit connaître), Séverac et Vierne –, enfin de nombreuses redécouvertes : Alkan, Dubois, Onslow et La Tombelle, sans oublier les secrets et très novateurs (1907 !) Clairs de lune d’Abel Decaux (Jean-Efflam Bavouzet les donnera le 3 décembre ; ne les manquez pas !).

Outre l’immersion dans deux siècles et demi de musique française, le Louvre et le Palazzetto Bru Zane, tout en invitant des interprètes qu’il a l’habitude d’entendre ici et là, ouvrent les oreilles du public à des artistes moins attendus. Ainsi du pianiste hongrois Dániel Lebhardt qui affirme une belle passion pour nos compositeurs début de siècle. Il ouvre son récital par Baigneuses au soleil (souvenir de Banyuls-sur-Mer) de Déodat de Séverac : grande présence, pure merveille de phrasé, de couleurs et d’inspiration, autant de qualités à l’aide desquelles ce grand garçon de vingt-deux ans évoque des mystères sans les dire jamais. Reculons de cinq ans (de 1908 à 1903) pour les Estampes de Debussy. Le jeune musicien a désormais dompté l’aigu de l’instrument, comme en témoigne la douceur avec laquelle il ploque d’un rubato tendre des Pagodes plus romantiques que de coutume. Après une Soirée dans Grenade délicatement réservée, un drame se joue dans Jardins sous la pluie, poème inquiet où Dániel Lebhardt s’impose en paraisonnier des déluges.

Neuf ans plus tôt, l’organiste Charles-Marie Widor éditait chez Hamelle ses cinq Valses Op.71 dont nous entendons les deux dernières. À la sonorité plus épaisse du prélude d’Après la fête succède une chanson dessinée dans une clarté raffinée que rehaussent des gruppetti habilement perlés. À la méditation un rien chopinienne, Valse oubliée, le musicien accorde un legato généreux. Surprise : il enchaîne directement La chanson de la folle au bord de la mer de Charles-Valentin Alkan (Prélude Op.31 n°8) dont, par un ambitus expressif fort impressionnant, il souligne la visionnaire modernité – en 1847 !... Ainsi se poursuit donc le Festival Alkan produit l’an dernier par le Centre de musique romantique française, dont nous avions suivi quelques beaux épisodes [lire nos chroniques du 11 octobre, du 17 novembre et du 5 décembre 2013]. La démence naît peu à peu, s’emballe, sterne éperdue, puis s’engloutit par bribes ; si la description en est probante, la folle elle-même (et son panier d’angoisse) n’est cependant pas là.

Enfin, Gaspard de la nuit de Ravel – de 1908 à 1908, le programme est dûment moisé. Sous les doigts de Dániel Lebhardt, Ondine sonne Liszt (Jeux à la Villa d’Este, par exemple), merveilleusement. S’impose d’emblée une profonde affinité avec ce compositeur. Du Gibet, l’interprète cisèle en poète la ruine au cœur de chacun. Infiniment concentrée, la conduite de la dynamique mène à un Scarbo prodigieux qui appelle l’orchestre (Marius Constant s’en chargerait quatre-vingts ans plus tard) ; Lebhardt l’appelle de très loin, en accidente bientôt méchamment la terrible emphase, pour finir dans une dentelle exquisément désabusée. Il faut suivre cet artiste [récital à réécouter sur France Musique le 15 octobre, à 14h].

BB