Chroniques

par françois cavaillès

récital Clément Lefebvre
Ferenc Liszt et Maurice Ravel

Festival de Saint-Céré / Théâtre de l’Usine
- 9 août 2021
le jeune pianiste Clément Lefebvre joue Liszt et Ravel au Festival de Saint-Céré
© jean-baptiste millot

Couronnée de sa galerie de bois, la vieille salle (appelée le bistrot) du Théâtre de l’Usine semble un excellent choix acoustique dès la pièce liminaire. Avec une égale sûreté, Clément Lefebvre fait d’abord crépiter la Sonatine en fa # mineur (1905) de Maurice Ravel. Le court triptyque se donne volontiers en gage d’un grand récital comme il inaugura, un soir d’hiver à New York, la folle aventure du compositeur-interprète embarqué pour sa longue tournée de 1928 à la découverte de la belle Amérique.

Cet été, le Festival de Saint-Céré représente lui aussi le départ d’une grande traversée, sur plusieurs années, pour dix jeunes artistes participant à la nouvelle résidence de musique de chambre. Et ce soir le programme du pianiste autour de Ravel et de Liszt nous vaut une performance exemplaire. En prenant les festivaliers par la main, la jeunesse se montre à son meilleur. Au premier mouvement (Modéré) de la Sonatine, Lefebvre donne les lueurs attirantes d’une aube précise. Caressant de la mélodie les ultimes notes, déroulant sagement les thèmes avec sobriété pour un plaisir peut-être proche du vague à l’âme, mais surtout avec un style propre, il en suit l’écriture limpide jusqu’à une première fin crépusculaire. D’une même superbe régularité, le Mouvement de menuet élève ensuite le compositeur de fin mélodiste à grand paysagiste, allant vers une belle conclusion ombragée, fermée d’un point d’exclamation net et vibrant. Enfin, l’Animé en forme de toccata convoie avec aisance justesse, maîtrise et création.

Qu’il nous mène dans le jeu des Miroirs (1905) suivre Une barque sur l’océan et Clément Lefebvre en présente les figures de styles et le climat si particulier dans toute l’ambivalence de l’attitude impressionniste. Ouvrir Le tombeau de Couperin (1917) en revanche revient à rehausser encore le chef-d’œuvre et resserrer l’allégeance que lui vouent sûrement tout amateur de musique. Les charmes du Prélude filent à la perfection. Puis la Fugue passe, dégingandée, la Forlane suit ses cadences spectaculaires, voire vertigineuses, et le Rigaudon éclate, autant théâtral que subtil. Le Menuet bouleverse de lyrisme grâce au tempo inspiré choisi par Lefebvre avant de susciter, dans la très vive Toccata, l’admiration pour cette joute d’étoiles filantes au bout des doigts et pour l’art de doter le final du volume de l’orchestre.

Après l’entracte, ce n’est absolument plus le même homme que voilà.
Jeté sur le clavier par quelques notes nerveuses et déjà coupées net par le silence, l’intrépide va, par la grâce de la mélodie, puiser dans un fond harmonique tout différent, sur la voie wagnérienne, avec Tristan und Isolde et l’air de la mort d’Isolde. La transcription est de Ferenc Liszt, Isoldens Liebestod S.447 (1867), Clément Lefebvre en fait serment de sa main droite, prise d’une fantastique secousse. Sur ce thème bien connu, de virtuoses semblants de variations, interprétés avec un impressionnant contrôle, réécrivent la fameuse page opératique allemande, célèbre pour son élan passionné. Immanquable final, certes, du possible chef-d’œuvre de Wagner, sommet de sa poésie et sa philosophie du simple amour à mort... Mais encore faut-il ressentir ensuite avec quelles retenue, tension orageuse et urgence se joue le drame pianistique, avant les clameurs dressées comme de hautes vagues, retombant enfin dans le spleen.

Abasourdi, le public emprunte un autre chemin musical, introduit comme une marche en montagne, d’un pas lent, dans l’air clair et la netteté des couleurs. Extrait de la première des Années de pèlerinage (1855) de Liszt, La vallée d’Obermann résonne bientôt de notes impactées qui fascinent bientôt par les écarts dans les hauteurs et dans le temps, virant presque au mystique. Le thème poignant paraît la matière d’une éloquence simplement totale. Dans une ambiance plus pesante, entre lyrisme et pathétisme, Clément Lefebvre se confond dans l’art lisztien de lancer le défi simultané de mélodie enrichie et d’intense perdition. Dans les effusions rectilignes, la captivante mélodie, les puissantes scansions et la désarticulation de la phrase est exprimée la vision romantique d’Oberman, héros éponyme du roman épistolaire de Senancour (1804). L’adaptation originale de ces lettres désespérées conduit au bord de l’explosion virtuose, suivant le cours malheureux du rêveur solitaire, sensible à la nature et sa musique. « C’est surtout la mélodie des sons qui, réunissant l’étendue sans limites précises à un mouvement sensible mais vague, donne à l’âme ce sentiment de l’infini qu’elle croit posséder en durée et en étendue » (Lettre LXI).

De ce pas, direction l’enfer. Claquent les premières octaves d’Après une lecture du Dante : Fantasia quasi sonata (Années de Pèlerinage II, 1856), comme l’on frappe à la porte du mal, pays chaud de tourments. Les vrombissements annoncent l’élan épique du poème dantesque, ponctuée de contre-temps colossaux. Le piano entre en fusion, le jeu s’accélère, expression d’un romantisme à la dynamite. Enfin, une pause ! Et la mélodie de se polir, mais l’hystérie reste dans l’air... Par trois fois, cette formule cyclique est répétée, puis les trois coups, comme un glas, sont frappés. En creusant encore les écarts avec davantage de virtuosité, les nerfs ont enfin pu lâcher – expérience infernale, transcendant récital !

En bis, « pour changer », la manière française du XVIIIe siècle vient en rafraîchissant épilogue. Émouvante et entraînante, L’Allemande de la Nouvelle Suite en la (1728) de Jean-Philippe Rameau, est suivie d’une autre pièce de clavecin, Les Rozeaux [sic] (1722) de François Couperin, à la mélancolie enthousiaste.

FC