Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Alexeï Volodin
Nikolaï Medtner, Mili Balakirev et Piotr Tchaïkovski

Piano**** / Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 23 février 2019
Au Théâtre des Champs-Élysées, récital russe du pianiste Alexeï Volodin
© alexeivolodin.com

Chaque année, la saison Piano**** organisée par la Société des Grands Interprètes investit plusieurs salles parisiennes. Ce soir, nous retrouvons Alexeï Volodin [lire notre chronique du 11 janvier 2007] dans un programme consacré à la thématique du conte. Tout d’abord, une douzaine de Contes de fées extraits des trente-deux pièces réparties sur dix numéros d’opus dont la composition jalonne la vie de Nikolaï Medtner, de 1904 à 1928.

Délaissant les premiers – Skazki Op.8 (1904), Skazki Op.9 (1905) et Skazki Op.14 (1907) –, le pianiste russe se lance d’emblée dans l’Allegro con espressione du premier conte de l’opus 20 (1909), déferlante passionnée en si bémol mineur qui nous cueillait à peine installés au Théâtre des Champs-Élysées rendu difficilement accessible par les mesures sécuritaires de la préfecture de police de Paris, en ce quinzième samedi de manifestation. Pesante, minaccioso (Lourd, menaçant), le second, Campanella en si mineur, montre les qualités orchestrales de l’écriture, ainsi que la belle aptitude du récitaliste à colorer une polyphonie complexe tout au long de cette marche obstinée et farouche. En 1916, le recueil Op.34 comprend quatre contes dont le fort lyrique n°2, en mi mineur, livré dans une fluidité admirable. En la mineur, l’énigmatique n°3 décline la danse torve d’un lutin sylvestre, alla Grieg, dans une harmonie changeante, sinueuse, magnifiée par un maîtrise assez inventive de la nuance, où se glisse un Dies irae que Rachmaninov n’aurait point renié. Nouveau saut, jusqu’en 1921 avec le premier des 4 Skazki Op.42, Allegro sostenuto en fa mineur qui rompt l’exposition d’un thème orientalisant dans une sorte de choral néo-brahmsien extravagant, suivi d’une marche noire. Après cet épisode moins bref, conclu dans le retour de la mélopée méandreuse et une rageuse coda, effectuons un bond en arrière avec l’Op.26 n°3 de 1912. Mélodie mélancolique, il précipite bientôt son développement jusqu’à faire naître une valse contrariée. En sol # mineur, le troisième conte de l’opus 42 promène l’écoute dans une narration nostalgique qui prend le chemin de bois schumaniens, volontiers touffus, tour à tour rêveur et bousculé. En respirant à peine, Alexeï Volodin enchaîne vaillamment le Conte en ré # mineur Op.35 n°4 (1917), littéralement concertant, d’une affolante virtuosité. Allegretto tranquillo e gracioso, le Conte en la majeur Op.51 n°1 de 1928 s’inscrit nettement dans son temps, par une facture plus néoclassique que postromantique. L’artiste en livre une interprétation d’une élégance un rien souriante qui brumise d’une lumière moins dramatique l’humeur principalement sombre de cette première partie de concert. Le contraste est au rendez-vous du quatrième morceau de l’opus 26, avec son thème rhapsodique mafflu. En mode phrygien, le Conte en ré mineur Op.42 n°2 (1922) laisse surgir ses volutes joueuse dans la résonnance pédalisée du précédent, avec une véloce insolence, con moto disinvolto. Enfin, l’Op.26 n°2 (1911) s’y accole, course espiègle et triomphante bien venue pour clore la première manche.

Après l’entracte, demeurons dans l’univers du conte avec La belle au bois dormant de Piotr Tchaïkovski (Спящая красавица, 1889), célèbre ballet dont bientôt l’on tissa quelques moments phares afin de les jouer au concert. En 1978, le pianiste et chef en réalisait une Suite pour orchestre à partir de laquelle, en habile rentrayeur, il conçut plus tard un arrangement pour piano seul dont nous goûtons les dix moments. Péremptoire et fougueux, le Prologue sonne comme un coup du destin. Alexeï Volodin en sculpte habilement le marbre richement veiné. Aux pages d’alors tournoyer d’espièglerie au fil de la romance que tout un chacun peut entonner dans sa tête… ou sa loge, avant que la vélocité s’emballe définitivement. Vision transporte au pays des merveilles et des effrois, sous les doigts enchanteurs du Pétersbourgeois, à moins que ce soit sur les planches du Mariinski ou du Palais Garnier, tant cet Andante célèbre dessine le flou du tutu devant l’or du rideau de fer ; mais non, ce phrasé-là, si sensible, ferait tomber les ballerines. À la délicatesse du pas de La fée Argent succède Le chat botté et la chatte blanche que Volodin rend savoureusement belliqueux et, peu à peu, amoureux. Passée la brève et simple Gavotte, Le canari qui chante tend diaboliquement le ressort d’une boite à musique. Innocence et férocité se conjuguent dans Le petit chaperon rouge et le loup, pris ce soir dans un tempo facétieux. À l’inverse, une exquise tendresse habite le pas de deux de l’Acte III, Adagio d’abord alangui, bientôt emporté par une puissante emphase lyrique. Au final d’alors cacaber d’exaltation.

Pour finir, les piquées-répétées incisives d’Islamey fendent tout souvenir romantique. En 1869, à l’instar d’un Moussorgski qui écrivait son Boris Godounov la même année, Mily Balakirev lançait sa faconde dans la modernité. Pour nombre de compositeurs européens nés dans le dernier quart du siècle, le folklore serait la voie de cette sortie : en avance sur son temps, Balakirev, passionné par les airs des confins asiates, construisit son poème symphonique Tamara (1867) et cette fantaisie orientale Op.18, preste rhapsodie redoutablement lisztienne avec laquelle Alexeï Volodin, bientôt acclamé, chante le pays des tapis volants et des lampes à génie.

BB