Chroniques

par bertrand bolognesi

Quatuors n°3, n°4 et n°5 de Béla Bartók
création de Melencolia de Philippe Manoury

Printemps des arts de Monte-Carlo / Hôtel de Paris, Salle Empire
- 22 mars 2013
Melencolia I de Dürer (1514) inspire un troisième quatuors à Philippe Manoury
© dr

Les cinq week-ends du Printemps des arts de Monte-Carlo s’inscrivent dans une saine diversité musicale : plusieurs portraits de compositeurs y sont dressés, tout en approchant les cultures extra-européennes, en interrogeant notre histoire et, selon la belle mission qu’il se donne, en faisant entendre l’aujourd’hui des « vivants ». Après le premier volet d’un vaste cycle consacré aux trios et sonates chambristes de Beethoven (qui se conclura à la mi-avril), le festival se poursuit par un Portrait Bartók qui se prolongera jusqu’au 12 du mois prochain.

Il n’est guère fréquent de pouvoir en deux jours entendre au concert les six quatuors à cordes du musicien hongrois. Le compositeur Marc Monnet, directeur de la manifestation monégasque, offre au public de pouvoir se plonger dans ce passionnant corpus à travers les interprétations de quatre formations : ainsi en pourra-t-il apprécier des appréhensions forcément différentes dont la complémentarité et la confrontation cultiveront nécessairement son goût ou la conscience qu’il en croit avoir, plutôt que de soumettre l’écoute au dictat d’un accès unique à ce grand œuvre.

Auteure d’une remarquable biographie de Béla Bartók parue cet automne chez Fayard (nous en reparlerons), le musicologue Claire Delamarche introduit aux concerts par une conférence dédiée à ses quatuors qu’elle aborde par la musique populaire et les innombrables collectes de Bartók en la matière. Elle situe le génie bartokien dans le terroir hongrois, bien sûr, mais pas uniquement, puisque les folklores roumains ou slovaques, plus généralement ceux d’Europe centrale mais encore les musiques turques et même arabes fécondèrent son inspiration. De même que dans son livre – une contribution importance non seulement parce qu’elle manquait au paysage éditorial français, mais encore en ce qu’elle est remarquablement menée –, l’oratrice bouscule des idées reçues. Le propos est étayé par l’écoute de quelques extraits probants, puisés dans Pour les enfants, Images hongroises et Bagatelles. À ces opus qui atteignent un degré supérieur d’abstraction de la source populaire, une porte d’accès est proposée là.

Malencontreusement, l’illustre Quatuor Arditti ne paraît pas au meilleur de sa forme dans l’heure qui suit. Du Quatuor n°4, il livre un Allegro sans nuances où tout est indifférencié dans l’absence de respiration. Plus en place, le Prestissimo n’atteint cependant pas la richesse timbrique souhaitée. Le troisième mouvement bénéficie d’une certaine chair violoncellique qui évolue sur un tutti assez fruste. Avec ses traits solistiques, le suivant excite l’amour propre de chacun des quartettistes, de sorte qu’il sort gagnant de cet étrange combat, mais l’exécution de l’Allegro final s’avère tant imprécise que dure et oblige à se concentrer sur l’élan rythmique, ce qui réduit considérablement la partition.

À Philippe Manoury, le Printemps des arts et la SO.GE.DA ont commandé un quatuor à cordes. Après Stringendo il y a trois ans, puis Tensio [lire notre chronique du 17 décembre 2010], nous découvrons une grande page de quelques quarante minutes où demeure la trace de l’écriture pour l’électronique sans qu’il soit fait recours à d’autres sources qu’acoustiques, cette fois. En préambule à la création, le compositeur situe lui-même son œuvre « entre méditation et turbulence ». Il s’est hardiment penché sur Melencolia I, gravure sur cuivre de Dürer (1514) organisant un vocabulaire symbolique profus [photo] dont un « carré magique » chiffré sous la protection duquel Manoury place son architecture musicale.

À première écoute, on peine à trouver sa route dans les interventions de crotales, plus ou moins heureusement effectuées par les instrumentistes, dans la lumière rasante d’une harmonique volontiers répétée ou la résonnance glissando des pizz’. La profondeur du projet se laisse pressentir, indéniablement, par-delà une réalisation qui semble n’en souligner que ce qui pourrait passer pour une prolixité un rien verbeuse, et qui s’enlise. Et Melencolia de paraître lourd, malgré son alternance de passages lancinants, furieux ou « vibrants » et le relais d’un motif « traversant » qui stimule l’oreille. Une rencontre bienveillante nous valut ensuite de pouvoir jeter les yeux sur la partition : la lecture en révèle la densité, la conception remarquable et une fascinante globalisation des moyens expressifs que l’exécution ne laissait guère imaginer. Melencolia est assurément un quatuor passionnant qu’il nous tarde de pouvoir saisir sous d’autres archets.

Avec sa petite dizaine d’années d’existence, le Quatuor Parker impose d’emblée une lumière salutaire au Quatuor n°3 de Bartók. L’inflexion est généreuse, sans heurt ni surjeu, et confondante la précision des choix de sonorité. Un fin travail de la couleur, y compris dans les parties les plus fiévreuses, domine un relief prégnant sans ostentation où tout « parle » admirablement. Les jeunes gens donnent ensuite le Quatuor n°5 (qu’ils ont enregistré pour Zig-Zag Territoires). Le contrepoint du solo initial de l’Allegro prend « en creux » comme jamais. L’urgence est là, impérieuse, sans jamais asphyxier le phrasé. Le dépouillement saisissant de l’Adagio ravit l’écoute, menée par un violoncelle d’une présence indicible. Après un suspens particulièrement tendu, le retour de l’élégie s’opère sous un somptueux clair-obscur. Même dans l’introduction en pizz’ mafflus du Scherzo, Kee-Hyun Kim (violoncelle) préserve une fluidité stupéfiante. Les alliages de timbres semblent générés par enchantement, jusqu’au quatrième mouvement dont les clusters énigmatiques font merveille. Enfin, le vigoureux frémissement et les contrastes du Finale signent une interprétation animée (dans le premier sens du terme).

BB