Chroniques

par jérémie szpirglas

Quatuor Emerson… moins un
avec Elisabeth Leonskaja

Auditorium du Louvre, Paris
- 11 mars 2009
la pianiste Elisabeth Leonskaja
© dr

Une déception bien compréhensible se lit sur quelques visages à l’entrée de l’auditorium du Louvre. David Finckel, violoncelliste du Quatuor Emerson, est souffrant et ne pourra donc pas jouer. Les trois autres, épargnés par la maladie, vont toutefois jouer pour nous un programme Chostakovitch et Brahms, en compagnie du violoncelliste Gary Hoffmann et de la pianiste Elisabeth Leonskaja – autant dire que, même si ce n’est pas le fameux Quatuor Emerson interprétant les trois maîtres du genre, le triptyque Haydn, Beethoven, Bartók, on ne perd pas complètement au change.

Ce contretemps donne d’ailleurs lieu à un phénomène rare dans le domaine de la musique de chambre. Parmi les concerts de chambre, en effet, on peut distinguer trois grandes catégories, aux qualités très différentes. Dans la première, on mettra les concerts donnés par des ensembles constitués – comme celui qui était prévu ce soir. Ces musiciens travaillent ensemble quotidiennement depuis des années. C’est une mécanique bien huilée, un son recherché ensemble, des lectures élaborées tous ensemble également, et soignées collectivement jour après jour. L’homogénéité et la connivence règnent en maître – l’entente muette, d’un regard.

Dans la seconde, on mettra les concerts mettant aux prises des musiciens qui se connaissent et jouent régulièrement ensemble, mais tout en poursuivant chacun à part soi une carrière de soliste ou de chambriste – des musiciens comme Gary Hoffmann ou Elisabeth Leonskaja en font partie. Là, c’est l’amitié, le creuset des idées jetées toutes ensemble et travaillées au coup par coup. Tout n’est pas parfait, mais la spontanéité et l’alchimie mystérieuse de l’instant partagé pallient ces menues imperfections – comme la magie d’un couple qui se retrouverait après avoir été longuement séparé.

Dans la troisième, enfin, sont les rencontres exceptionnelles d’artistes qui ne se connaissent ni d’Ève ni d’Adam. Dans ces cas-là, c’est quitte ou double, on ne saura jamais à quoi s’en tenir : ça peut être sublime aussi bien que complètement raté.

Ce soir, c’est une situation exceptionnelle, mais inclassable. Elle ne rentre dans aucune de ces catégories : on a en effet d’un côté trois musiciens qui travaillent ensemble depuis plus de trente ans, et, de l’autre, une pianiste et un violoncelliste qu’ils connaissent, certes, mais avec lesquels ils ne jouent jamais dans cette configuration.

Les caractères affirmés de ces deux musiciens bouleversent le délicat équilibre de l’ensemble. Dès les premières mesures du Quintette avec piano Op.57 de Chostakovitch, un dialogue s’instaure au sein des cordes, entre Gary Hoffmann et les trois compères des Emerson. Ce sont deux styles très différents, dont le mariage est plein de surprises et de rebondissements. Un peu à l’écart, ponctuant le dialogue avec tact et clarté, Elisabeth Leonskaja fait figure d’arbitre impartiale et bienveillante.

Dans le Prélude, les Emerson sont lyriques – leur mélodie est pleine d’emphase fleurie et de vibrato – tandis qu’Hoffmann préfère un sobre détachement. Dans la Fugue qui suit, les quatre hommes tombent d’accord sur un son blanc, dénué de vibrato. Sans impatience, ils élaborent ensemble le contrepoint – mais là encore Hoffmann se distingue des autres en ajoutant sa petite pointe personnelle : comme un sourire optimiste, un rayon de soleil. Dans les trois mouvements suivants, il prend définitivement la direction des événements. Sans étouffer ses partenaires, il est toutefois au centre de l’attention, et insuffle comme à son habitude une bouffée d’humour à la partition.

Les circonstances particulières de ce concert ont fait porter le choix de la seconde œuvre au programme sur une pièce ultraconnue : le Quatuor avec piano en sol mineur Op.25 de Brahms. À défaut d’être parfaitement préparée, précise et équilibrée, l’interprétation qu’en donne le petit groupe d’amis est sans apprêt, pleine de vie, d’inspiration et de spontanéité. Revenant à une lecture schumanienne de ce sommet brahmsien, ils font preuve d’une grande intelligence dans tous les passages clichés que Brahms a semés au hasard de la partition : sans en faire trop, mais sans pour autant en désamorcer les effets, ils en montrent l’évidente trivialité et pointent ainsi vers l’échappatoire que le compositeur y a ménagée. Le Rondo Alla Zingarese, qui tient lieu de Finale au Quatuor, est toujours aussi jouissif. Leur plaisir est si communicatif que, en les regardant jouer, une image jaillit tout soudain à l’esprit, comme une association d’idées : Charlie Chaplin en barbier juif, rasant un client sur la Danse Hongroise n°5 ! Avec, dans le rôle de Charlot, l’inimitable et impérissable Gary Hoffmann…

JS