Chroniques

par bertrand bolognesi

Quatuor Béla
Ervín Šulhov, Béla Bartók, György Ligeti

Festival d’Aix-en-Provence / Camp des Milles
- 8 juillet 2013
Ervín Šulhov (ou Erwin Schulhoff), joué par le Quatuor Béla
© dr

Le 10 septembre 2012 s’inaugurait en Pays d’Aix un nouveau musée historique dans un site-mémorial qui rappelle au public le déplorable climat politique des années trente/quarante : au Camp des Milles, où furent internés de nombreux « indésirables » avant même l’invasion de la France par l’Allemagne nazie. Après quarante années d’abandon durant lesquelles la conscience française s’efforça d’oublier l’existence de ce camp d’internement et de déportation, installé dans une ancienne tuilerie et en activité de septembre 1939 à décembre 1942, une mesure d’urgence est demandée afin d’empêcher la destruction du site et des nombreux témoignages humains et artistiques livrés par ses murs. Après une trentaine d’années de lutte afin d’imposer le devoir de mémoire, le Comité de coordination pour la sauvegarde du Camp des Milles, puis l’association Mémoire du Camp d’Aix-les-Milles, enfin la Fondation du Camp des Milles et son président Alain Chouraqui ouvrent en présence de Jean-Marc Ayrault, Premier ministre, le Site-Mémorial qui, à travers la visite des lieux, bien sûr, mais aussi des expositions, des colloques, la projections de films et la programmation musicale, s’offre en lieu de réflexion sur l’avenir et le présent à l’aune du triste passé que l’on sait.

Un partenariat avec le Festival d’Aix-en-Provence débute à la mi-mai 2013 par une action pédagogique accompagnée entre le London Symphony Orchestra et les écoles et collèges d’Aix, Gardanne, Marseille et Saint-Maximin. Un mois plus tard, c’est l’opéra pour enfants du compositeur pragois Hans Krása, Brundibár, joué au camp de Terezín en septembre 1943 (un an avant que l’auteur soit gazé dès son arrivée à Auschwitz) qui poursuit activement cette collaboration [lire notre critique du CD]. Aujourd’hui, le site accueille le Quatuor Béla dans un programme choisi qu’ouvrent les Cinq pièces d’Ervín Šulhov [photo] – Erwin Schulhoff, en langue allemande, mais nous affectionnons le nom original.

Cette brève suite pour quatuor à cordes fut conçue en 1923 puis créée l’été suivant par le Quatuor Zika à Salzbourg. Elle mêle adroitement des éléments « de caractère », pour ainsi dire et des emprunts au folklore (centre-européens, mais pas exclusivement) à une inscription nette dans son temps – des présentations plus approfondies de cette œuvre sont disponibles dans les articles concernant deux enregistrements récents [lire nos critiques du CD Aviv et du CD Vogler]. Le Quatuor Béla livre une interprétation très concentrée de cet opus, dans une sonorité délicatement travaillée, volontiers feutrée, qui absorbe l’écoute. Cette approche s’affirme austère, ce qui surprend, s’agissant d’un musicien provocateur à plus d’un titre et dont le ton virevoltait jusqu’à faire de son génial papillonnage sa personnalité stylistique – une certaine parenté avec Jaroslav Ježek, par-delà la diversité de procédés, indique clairement l’ironie qui conduit valse, tarentelle et sérénade.

Alla Valse viennese (Allegro) bénéficie d’une belle souplesse d’inflexion où l’alto se fait exquisément tendre. Alla Serenata (Allegretto con moto) élève discrètement le chant qui s’achève dans une extinction savante. Le souvenir de danse paysanne Alla Czeca (Molto allegro) revêt une gravité glaçante, peut-être inconsciemment dictée par le fait de jouer dans un camp. La dynamique est subtilement soignée, de même que celle du Tango milonga (Andante), vraiment trop sérieux – au point de n’avoir pas compris l’imitation du bandonéon pour l’accord final, clin d’œil à prendre tel quel. L’urgence fiévreuse d’Alla Tarantella (Prestissimo con fuoco) conclut adroitement le parcours.

Béla fait aussi entendre le Quatuor en ut # mineur Sz.85 de Bartók, minutieusement exécuté, quoique lourdement intellectualisé. Plus de plaisir à jouer traverse l’interprétation brillante, précise et inventive du Quatuor n°1 « Métamorphoses nocturnes », page signée en 1953-54 par un Ligeti encore hongrois, puis créée quinze ans plus tard à Baden Baden. L’escalier de départ et son énigmatique « gelure » indique d’emblée la langue ligetienne, escalier le long duquel glisse le thème en échange puis varié qui, plutôt qu’à Bartók, fait penser à Sándor Veress. Ici, les musiciens révèlent une expressivité féconde.

BB