Chroniques

par bertrand bolognesi

promenade chambriste dans l’œuvre de Busoni

Festival Pianistico Ferruccio Busoni / Conservatoire Claudio Monteverdi
- 2 septembre 2008
le compositeur italo-allemand Ferruccio Busoni, ami des grands chienchiens
© dr

La salle d’orgue du Conservatoire de Bolzano, surplombant le beau cloître des dominicains et ses fresques Renaissance, propose un voyage dans la vie de Busoni chambriste, de 1878 à 1921, soit de douze à cinquante-cinq ans. C’est souvent à l’aune de pages discrètes, voire intimes, mais aussi en observant des miniatures, que l’on mesure le plus aisément l’évolution d’une esthétique. Sans vérifier l’ordre chronologique de composition, cette soirée, par ses contrastes, rend ingénieusement compte de l’approche de la modernité, de l’inscription de Ferruccio Busoni dans son temps comme de son goût pour la virtuosité.

La première partie du concert fait entendre des œuvres pour clarinette et piano. Dans la Suite K88, composée par un garçonnet, comme les pages religieuses découvertes cet après-midi [lire notre chronique du jour], l’influence allemande est évidente, d’une inspiration qu’on pourrait croire partagée par les musiciens russes d’un peu plus tard. Après l’Impromptu introductif, la Barcarole prend des airs de Lied brahmsien. Déjà l’on rencontre une Élégie, méditation nostalgique et parfois déploration qui jalonne à maintes reprises l’inspiration busonienne de ses redondances rythmiques. La Danse champêtre se souvient de Beethoven, tandis que le Thème varié prend beaucoup à Bach. La clarinette de Wolfgang Meyer n’abuse pas des effets de volubilité, chante aimablement, replace par une sonorité moelleuse les diverses influences, jusqu’à la touffeur bucolique de l’ultime Sérénade. Au piano, Kalle Randalu impose un phrasé généreux et une précieuse différentiation des frappes. L’Andantino de 1879 est élégamment nuancé.

Quarante-deux ans plus tard, la facture de Busoni se laisse malaisément identifier, comme en témoigne la saisissante Élégie K286 qui demande à la clarinette des intervalles souvent audacieux et tourmente la modulation jusqu’à la contagion chromatique. Retour au passé avec le Solo dramatique K101 qui, dans une vive impulsivité, croise Brahms et Liszt. La surprise vient de ce que l’auteur en ait confié l’emportement à une clarinette plutôt qu’à un violon ou à un violoncelle, innovant par la confrontation des caractères plus que par l’écriture elle-même.

Les concerts de ce jour entrent dans le cadre du Festival Pianistico Ferruccio Busoni, lui-même intégré au Bolzano Festival – dans cette région, l’on dit tout aussi bien Klavierfestival Ferruccio Busoni et Festival Bozen, puisqu’on y parle tant l’allemand que l’italien, le Haut-Adige (Alto Adige ou Südtirol) ayant été rattachée à la botte en 1919 après près de six siècles d’appartenance à l’Autriche et plus encore à la zone d’influence germanique. La manifestation biennale regroupe quatre programmations distinctes – Orchestre (musique et jeunesse), Antiqua, Concours et Festival Busoni etAcadémie Gustav Mahler – faisant sonner la ville d’août à octobre. Peter Paul Kainrath, directeur artistique de la fondation Concours International Busoni, approfondit :

« Le Bolzano Festival (qui en est à sa cinquième édition) est un produit issu de la réforme du Concours-festival Busoni, annuel jusqu’en 2002 et biennal depuis. Quand il n’y a pas de concours, on donne le festival avec la sélection des prochains candidats. Il est, bien sûr, l’occasion de présenter les lauréats des éditions précédentes, mais aussi de grands pianistes qui ne sont pas forcément liés au Festival Busoni. L’idée était de regrouper quatre partenaires qui existaient déjà ici depuis longtemps. C’est le thème Musique et Jeunessequi lie les quatre programmations. Grâce à ce mariage, Bolzano s’est fait connaître en Europe, d’autant qu’il abrite le Gustav Mahler Jugendorchester depuis sa création par Claudio Abbado ».

À notre remarque quant à l’orientation vers l’Est des programmes de cette année, tant par Antiqua, le festival baroque (Brentner, Fux, Jelic, Khandochkine, Rovenskí, Tietz, Zelenka, etc.) qu’à travers les rendez-vous orchestraux ou pianistiques (Chostakovitch, Tchaïkovski, Prokofiev, Dvořák, etc.), il précise que le Bolzano Festival n’est pas un festival thématique. « Ce serait réducteur. Je crois que ces questions-là concernent plus des préoccupations de marketing que l’exigence artistique ». Qu’il se tourne aujourd’hui vers les musiques de l’Est est une circonstance plutôt qu’un choix délibéré. Ce sont les directions artistiques des différents partenaires qui ont orienté les programmes. Toutefois, le contenu actuel d’Antiqua semble une façon de parler à la fois de la situation géographique et historique de la ville, à la croisée de plusieurs cultures, et de rappeler la contagion italienne de la musique baroque du nord.

« Le mérite en revient à Marco Facchin, directeur artistique d’Antiqua, et à Claudio Astronio, son président. Il est clair qu’une ville comme Bolzano, qui est nécessairement bilingue et vit deux cultures, est étroitement liée aux choix d’Antiqua qui mettent en évidence des vérités cachées – par exemple, l’arrivée de la musique mozarabe à Naples dont la facture se transforme lorsque l’Est s’en empare). Ces liens souterrains sont ici mis à jour ».

Après l’entracte, Marc-André Hamelin gagne la scène pour un passionnant récital soliste. Dès la Sonatine K259 n°2 de 1912, son interprétation s’impose par un remarquable travail d’orchestration et de couleurs. La virtuosité intrinsèque trouve tout son relief, à travers une palette de demi-teintes qui côtoie Debussy et Scriabine. Avec ses mélodies faussement simples qui développent des carillons, la Nuit de Noël de 1907 pourrait être située entre poème scriabinien (encore) et rêverie dansée debussyste (toujours). Les deux Élégies suivantes affirment des caractères opposés : la K249 conjugue Liszt et Rachmaninov, tandis que la célèbre K252, Berceuse élégiaque (composée l’année même de la parution d’Esquisse d'une nouvelle esthétique de la musique, un essai qui livre bien des clés), semble emprunter son hypnotique balance octaviée à l’Andante de la Sonate D.960 de Schubert. Hamelin en signe une interprétation inspirée. Après la Kleine Ballet-Scene Op.30a K235, brillante boutade de 1890, il aborde un Busoni plus « moderne », celui de l’Indianisches Tagebuch K267 (1915). Postérieure, la Toccata (1921) abuse du procédé au détriment de la pensée musicale, ce qui n’exclut pas une exécution exemplaire.

Sur la prochaine édition du Bolzano Festival, notre interlocuteur privilégié se garde de trop anticiper, tout en confiant qu’il aimerait pouvoir porter un regard sur les concours en général, se poser des questions sur la réalité du « pianisme »à l’heure actuelle, la présence d’écoles – russe, allemande, française, etc. « Existent-elles encore ? Quels seraient leurs nouveaux aspects ? Y a-t-il de nouvelles écoles ? ».

BB