Chroniques

par vincent guillemin

Pierrot lunaire, mélodrame d’Arnold Schönberg
Words and Music, pièce radiophonique de Morton Feldman

Théâtre de l’Athénée Louis Jouvet, Paris
- 25 septembre 2013
Damien Bigourdan dans Pierrot lunaire, mélodrame d’Arnold Schönberg
© meng phu

Remarqué la saison passée pour un très bon Ariadne auf Naxos [lire notre chronique du 14 mai 2013], l’ensemble Le Balcon, fondé sur l’association de musiciens classiques et d’acousticiens [lire notre chronique du 18 juillet 2010], s’installe dans une résidence de plusieurs saisons au Théâtre de l’Athénée. Les œuvres jouées sont adaptées ou développées grâce à des microphones et des techniques d’amplification, utilisés pour se rapprocher de la notion actuelle de réalité augmentée.

La partition intimiste du Pierrot lunaire composée en 1912 par Arnold Schönberg pour récitant et cinq instrumentistes, habituellement portée par une voix féminine, est développée par le récitant Damien Bigourdan, accompagné par un effectif de chambre dirigé par Maxime Pascal, d’une projection sonore réalisée par Florent Derex et d’une mise en scène de Nieto. Pour rentrer dans l’univers ici proposé, il faut abandonner la vision chambriste de l’œuvre et les références discographiques, toutes pour voix de femme. L’homme propose un sprechgesang plus parlé que chanté (texte du poète belge Albert Giraud, traduit du français vers l’allemand par Hartleben, mais ici donné dans une version retraduite en français). Violent, expressif, d’une diction claire mais utilisant un chant parfois poussé dans ses retranchements, Damien Bigourdan provoque une émotion aussi visuelle que musicale, au point de beaucoup monopoliser l’attention par rapport aux musiciens.

Bien qu’un peu en retrait, les instrumentistes arborent une excellente tenue face à leurs partitions, même lorsque la flûte de Claire Luquiens est mise en défaut, ou lorsque le violon de Valentin Broucke sonne trop romantique et en léger décalage par rapport au piano d’Alphonse Cemin, plus orienté vers l’avenir. Le rendu reste toutefois passionnant et montre la grande maîtrise du chef et de l’ensemble.

Composée d’une sphère qui s’élève au-dessus du piano et d’un habillage vidéo sur un plateau noir, la mise en scène accompagne le texte d’images surréalistes rappelant tantôt Luis Buñuel – la sphère devient œil, sein, lune –, David Lynch ou Terry Gilliam – déformation du visage, église avec caméra pressante, crâne de cigogne devenant pipe qui fume sur l’écran mais encore en objet physique dans les mains du récitant. À planter la pique de son instrument dans une tête tombée à terre, la violoncelliste Clotilde Lacroix fait une apparition glauque. Le résultat est convainquant si l’on accepte l’optique proposée, quoiqu’à l’encontre d’une lecture intime de l’œuvre, qui semble plus appropriée. Au final, il semble que Le Balcon adapte l’œuvre à la technique, sans en décupler la puissance.

En seconde partie, la pièce radiophonique Words and Music de Morton Feldman et Samuel Beckett est plus adaptée à cet ensemble, puisque l’ouvrage n’est pas fait pour être monté en salle, mais être diffusé sur bande sonore. Compositeur et écrivain s’étant rencontrés à Berlin et accordés autour d’un dégoût de l’opéra et de la mise en musique des mots, Feldman conçut en 1987 une musique sur une pièce écrite par Beckett en 1961. Leur relation aura également pour résultat l’opéra Neither et la pièce For Samuel Beckett, dernière création du musicien avant sa mort, le 3 septembre 1987.

Ce soir, la pièce elle aussi traduite en français (on croit d’ailleurs percevoir Les chants de Maldoror plutôt que l’auteur de Molloy) laisse entendre deux récitants et, parfois (mais trop peu), l’ensemble de sept solistes. Là encore, la mise en situation des artistes ne rendant visible, pendant la majeure partie de la représentation, que l’un des deux récitants – Parole, éclairé au parterre d’une salle parfaitement obscure, avant que s’ouvre, à la fin, le rideau noir découvrant les musiciens et le second récitant – présente une œuvre très textuelle où, trop présents par rapport à la musique, les mots ne sont pas accompagnés d’une vidéo qui contribuerait à maintenir la concentration des auditeurs face à un texte souvent peu compréhensible. Pour le spectateur, une œuvre radiophonique devient pièce de concert à condition de conjuguer les effets qui font le vocabulaire d’une salle. Dans le minimalisme des pages tardives du compositeur, lancinante à force de répétition, la musique est, à ses rares apparitions, apaisante et presque salvatrice. Morton Feldman ne voulait pas mettre de mots en musique : pourquoi en imposer tant et limiter à ce point une partition instrumentale si sublime, écrasée dans son rapport de force avec le verbe ?

Surprenant dans une œuvre classique la saison passée, Le Balcon prend le risque de donner une vision décalée d’œuvres déjà anciennes du paysage musical contemporain dont il offre une réalisation globale de haut niveau. Gageons qu’il saura surprendre en janvier avec The Rape of Lucretia de Britten, et surtout dans Le Balcon, opéra de Péter Eötvös sur le texte éponyme de Genet.

VG