Chroniques

par bertrand bolognesi

Pelléas et Mélisande
opéra de Claude Debussy

Opéra de Nice
- 12 octobre 2005
Pelléas et Mélisande (Debussy) par Olivier Bénézech à l'Opéra de Nice
© ville de nice

C'est l'opéra français que Paul-Émile Fourny, directeur général de l'Opéra de Nice, a souhaité honorer par sa saison 2005-2006. Ainsi le public retrouvera-t-il Faust de Gounod, Werther de Massenet (aérés d'ouvrages de Haydn, Ponchielli, Berg et Romitelli) tout au long d'une programmation se concluant en juin par le trop rare Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas et qu'ouvrait jeudi soir une nouvelle production de Pelléas et Mélisande – deux œuvres ayant trouvé leur inspiration dans le théâtre du Gantois Maurice Maeterlinck, composées par des musiciens du même âge (Debussy étant de trois ans l'aîné de Dukas), et créées à Favart dans la même décennie (1902 pour Pelléas, 1907 pour Ariane).

Aussi étrange que celui puisse paraître, ce n'est pas toujours chose aisée que d'engager des chanteurs dont le français n'entrave pas cette bonne volonté. Ce soir, la distribution paraît à ce titre idéale, chaque rôle bénéficiant d'une diction exemplaire qui, au delà du simple confort d'écoute (plus personne ne lève les yeux vers les surtitres), suscite un sentiment d'intimité plus grande avec la poésie du livret, donnant accès à un autre degré d'imprégnation.

Les qualités vocales sont également au rendez-vous.
Le médecin est une nouvelle fois Frédéric Caton qui l'aura chanté à peu près partout, Elena Golomeova donnant un Yniold honorable ; néanmoins, cela reste une erreur de confier ce rôle à une femme plutôt qu'à un soprano enfant : immanquablement, il en devient ridiculement emphatique et décrédibilise le propos. Marie-Thérèse Keller ne paraît pas au mieux de sa forme en Geneviève ; avec un médium presque sourd et un aigu agressif, son apparition du premier acte est plutôt laborieuse. Théâtralement parlant, sans doute n'est-ce pas le rôle idéal pour sa nature d'artiste. C'est toujours avec beaucoup de plaisir que l'on entend Christophe Fel : il est ici un superbe Arkel dont le timbre prend d'autorité le devant de la scène, et qui sait penser ce qu'il chante (médusant « si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des hommes »).

Le trio de tête s'avère d'une évidente efficacité.
Marcel Vanaud campe un Golaud charismatique et inquiétant. En sage, il contrôle ses moyens sur les premières scènes, les libérant plus tard. D'où qu'il chante, aucune déperdition de puissance : la voix est plus grande qu'elle veut bien se montrer. En même temps, le baryton use lorsqu'il faut d'un timbre infiniment doux. À Pelléas, Nicolas Rivenq offre l'incarnation idéale, une intelligence du personnage (son « il faut voyager » absent et hébété, par exemple ) et un timbre franc, bien que le haut-médium soit souvent tendu ; étrangement, l'aigu ne pose pas de problème. Enfin, l'énigmatique Mélisande trouve en Nathalie Manfrino une interprète avantageuse : à une agilité indéniable à quelque niveau de la tessiture sollicité, le soprano associe l'adéquate fraîcheur de couleur et une présence scénique attachante dont la gracilité n'est pas le moindre atout.

La mise en scène imaginée par Olivier Bénézech relève d’un grand raffinement, tant dans l'écrin scénographique que dans l'épure d'une direction d'acteurs irréprochable qui garde aux personnages leurs secrets tout en faisant toucher le texte du doigt. Les décors stylisés conçus avec la complicité de Caroline Constantin, transcendés par les lumières de Laurent Castaingt qui préservent une rousse tendresse subtilement dosée aux visages, invitent dans un univers de signes, maléfices et autres méandres symbolistes, discrètement suggéré. Un plateau incliné – sol croûteux, stimulé par l'éclairage qui le fera tour à tour tapis d'humus, plancher recouvert de peaux de bêtes, prairie ou encore menaçante lie des souterrains – posé sur une scène vert-d'eau souligne l'insularité glaçante de ce vase clos.

Un quadrillage abstrait aquarelliste nous emmène à la Fontaine des aveugles où la permanence du scintillement de l'eau après la chute de l'anneau renvoie à « la vérité » souhaitée toujours par Pelléas, crainte par Mélisande, obsession maladive de Golaud (il cherche dès le début des coupables). Au discret reflet de soleil à travers un feuillage à deviner succède l'apparition de Mélisande sur un tapis de roses. C'est sur une instable passerelle descendant des cintres que Golaud met en garde l'irraisonnable amoureux, au-dessus d'un plateau devenu gouffre noir… À ces représentations judicieuses s'ajoutent des actes plus affirmés : Pelléas assistant par deux fois, sur la touche – on pourrait dire les pieds dans l'eau – aux duos Mélisande/Golaud, de même que Golaud présent dans la grotte, silhouette sournoise qu'on aimerait pouvoir prendre pour l'un des « trois pauvres endormis », et une fin qui peut-être interroge l'eau comme lieu de passage entre des mondes qui resteront innommés.

C'est souvent dans l'épisode du berger que les metteurs en scène prennent le pouvoir : Olivier Bénézech ne déroge pas à la règle, le pâtre n'étant autre ici que Golaud qui écoute Yniold, en affûtant son épée ; l'enfant, qui d'une lecture a pu s'égarer à une vision (qui sait ?), court « dire quelque chose à quelqu'un » dans une grande peur.

La contribution de Frédéric Olivier pour les costumes est tout autant précieuse : elle couche Mélisande en une robe prolongeant sa chevelure dans un tulle duveteux qui souligne discrètement l'érotisme de la scène de la tour, magnifie Pelléas d'une jeunesse extérieure étonnante, sort Geneviève d'une peinture flamande du XVIe siècle, les servantes du dernier acte pouvant être des béguines brugeoises. Ainsi, par l'habit, par la lumière, par la terre et par l'eau, retrouve-t-on Maeterlinck à chaque pas.

Bien que moins à son aise que dans un répertoire belcantiste, l'Orchestre Philharmonique de Nice soutient la représentation d'un travail de couleur toujours minutieux et d'un certain mystère. Marco Guidarini livre une interprétation délicate qui convainc tant par sa grande réserve que par sa conscience de l'héritage wagnérien de l’œuvre. Plus le drame avance, plus il affirme l'expressivité de sa lecture, en « salissant » certaines couleurs dans la scène des souterrains, par exemple, comme pour désigner les intentions meurtrières qui gagnent Golaud. Enfin, c'est à l'amour d'Arkel (Acte IV, scène 1) qu'il accorde le plus grand lyrisme, signant un choix d'homme de théâtre et non seulement de musicien.

BB