Chroniques

par jorge pacheco

Oscar Strasnoy, épisode 13
Heinrich Heine

Présences / Théâtre du Châtelet, Paris
- 22 janvier 2012
le baryton Christoph Prégardien photographié par Marco Borggreve
© marco borggreve

Nous voilà presque à la fin de la vingt-deuxième édition du festival Présences, longue traversée au cours de laquelle nous avons pu découvrir (ou redécouvrir, dans le cas des plus avisés) l'univers sonore du jeune compositeur Oscar Strasnoy (né en 1970). Ce treizième concert explore une facette différente dans la production du musicien franco-argentin en ce qu'elle s'éloigne du registre comique qui lui est si cher, sans pour autant abandonner les aspects primordiaux de son esthétique, dont la référence à d'autres sources musicales ou littéraires comme source d'inspiration.

Ici, cette référence ne suscite ici plus le rire, comme cela put être la cas d’Hochzeitsvorbereitungen (mit B und K)où la Cantate BWV 202de Bach est soumise à un procédé de démontage et mise en parallèle avec des extraits du journal de Kafka, ou de Quodlibet où Strasnoy se plaît à évoquer l'univers de la musique dite « populaire » dans une démarche qui pourrait être analogue à celle de l'artiste qui place des objets d'utilisation quotidienne dans un musée, lieu de haute contemplation par excellence. Aujourd'hui, la référence est des plus vénérables puisqu'il s'agit de mettre en musique des poèmes d’Heinrich Heine, ce qui impose à l'esprit le souvenir du grand Dichterliebe deRobert Schumann, celui qui, à partir de la même œuvre, conçut le plus parfait mariage entre poésie et musique que l'Humanité ait pu admirer.Contrairement à ce qui se passe dans Hochzeitsvorbereitungen où la musique de Bach s'oppose en caractère à celle que Strasnoy attribue au texte de Kafka, la présence de Schumann n'est pas théâtralisée mais invoquée comme pour servir de principe d'écriture aux Lieder de Strasnoy lui même.

Ainsi, sur des textes du Lyrisches Intermezzo non utilisés par Schumann, Strasnoy écrit-il dix Lieder à jouer en alternance avec le cycle Dichterliebe Op.48 qui aspirent à être perçus comme une extension de ceux écrits par le compositeur romantique, non seulement dans l'élargissement de certains aspects de la partition (motifs mélodiques ou rythmiques, registres et couleurs harmoniques), comme cela était déjà le cas pour la musique de Bach dans l'œuvre citée plus haut, mais aussi dans la continuation d'un certain caractère poétique commun aux deux univers sonores. Ainsi le Lied Ja, du bist elend, und ich grolle nicht de Strasnoy s'enchaine-t-il au célèbre (et ô combien merveilleux) Ich grolle nicht de Schumann. Le lien poétique saute aux yeux dans le titre, les deux textes abordant la question de la rancune à un traître amour ; le lien musical, quant à lui, vient de l'accompagnement en accords répétés, figuralisme de la tension presque violente sous-jacente dans les paroles (qui invitent à croire que, finalement, le ressentiment, bien que nié, est toujours présent) et qui, à la fin la réalisation de Strasnoy, laisse s'installer progressivement un accord d’ut majeur, pivot de deux univers, où commence celui de Schumann. Le traducteur, dont la version des deux poèmes en langue française nous est proposée dans le programme de salle, semble moins convaincu de ce lien, car il fait de cette même phrase « je ne te maudis pas » dans le premier cas par et « je ne te gronde pas » dans le deuxième, version qui dégage nettement moins de force.

Les deux cycles entrelacés sont chantés par le mezzo-soprano Mareike Schellenberger et le ténor Christophe Prégardien [photo], accompagnés par le pianiste Michael Wendeberg. Prégardien est profondément impliqué dans son interprétation, notamment des Lieder de Schumann pour lesquels il adopte une déclamation héroïque et noble, propre à l'esprit romantique des vers. Caressante mais puissante, sa voix est d'une grande expressivité. Mareike Schellenberger est tout aussi remarquable pour sa qualité vocale, mais elle garde en permanence une expression tendue qui lui confère un aspect quelque peu hystérique, ce qui est davantage perceptible dans les pages de Schumann (parmi lesquelles le sublime Hör' ich das Liedchen klingen, malgré la confusion que cela peut produire dans le genre du sujet, celui-ci étant clairement masculin) où elle adopte une expression assez tragique qui ne parvient pas à exprimer la nostalgie indicible de l'élan romantique. Wenderberg est détenteur d'un jeu aux multiples couleurs, au toucher délicat et subtil, qu'il met au profit des voix. Son sens de l'accompagnement lié à la déclamation est remarquable, et, grâce à lui, les chanteurs peuvent oser une grande souplesse dans le phrasé.

À côté de celle de Schumann, la musique de Strasnoy dégage une dignité qui ne démérite pas. Le compositeur établit des liens musicaux profonds à partir du même substrat littéraire, tout en étant respectueux du caractère de chaque poème. Ainsi, on accepte volontiers son invitation à imaginer des devenirs possibles de cette merveilleuse musique, et on le suit dans son parcours, cette fois-ci délicat et introverti, d'une grande intimité. Encore une facette de ce musicien polyvalent que le festival Présences fait explorer.

JP