Chroniques

par bertrand bolognesi

nuit (normande) de la musique américaine
Ictus joue Bryars, Cage, Feldman, Gordon, Marien, Nancarrow, Partch et Reich

Opéra de Rouen Haute Normandie
- 4 février 2005
le comositeur américain Morton Feldman (1926-1987) photographié par Irene Haupt
© irene haupt

Hier soir, nous entendions quatre compositeurs américains et des œuvres écrites entre 1936 et 1972 [lire notre chronique de la veille]. Aujourd'hui, l'ensemble Ictus investit le Théâtre des Arts pour une Nuit de la musique américaine, parcours d'une diversité étonnante qui s’articule en six périodes et prolonge les écoutes jusqu'à près de 3H, le lendemain matin. Entre les stations, le public se retrouve, les langues se délient, certains visages deviennent familiers, on s'engage dans une conversation passionnante en buvant une soupe : bref, ce soir n’a rien des autres soirs.

À huit heures, le programme n'ayant visiblement fait peur à personne, la salle se remplit et les musiciens ouvrent la fête avec Choice of Studies for Player Piano de Conlon Nancarrow. L'événement s'impose, peu à peu amené par la fausse nonchalance de ces pièces, jusqu'à l'affolement prodigieux du violoniste de la Toccata. Dès après cette introduction, nous voilà littéralement hypnotisés parI Buried Paul que Michael Gordon composait en 1996, une musique habitée d'une énergie toute personnelle, tirant avantageusement parti d'univers sonores différents. Si le jazz assez souvent vient colorer les productions répétitives, il est rare que le rock underground s'y introduise. C'est ici le cas, pourtant, en une conviviale brutalité de la référence, dira-t-on, qui fascine. Jean-Luc Plouvier et Jean-Luc Fafchamps gagnent les deux pianos préparés pour Three Dances de Cage, sonnant d'autant de gamelans, de cymbalums, cithares, banjos, bastringues, domback ou balafon dans un « Tout Monde » rythmique chatoyant, d'une vitalité contagieuse.

Il est un peu moins de neuf heures, c'est la première pause.
Parce que cette nuit est d'une richesse fabuleuse, que son programme est généreusement diversifié, rendant compte de la profusion de styles souvent rapidement dénommés minimalistes malgré leurs antagonismes pour certains, il serait fastidieux de raconter sur cette page chaque exécution, outre qu'une telle exhaustivité, en ne témoignant guère de l’inévitable fatigue de la perception (impossible de rester disponible à 100% aussi longtemps) serait mensongère. Promenons-nous donc dans les moments forts de Candid Music.

Hitchhiker's Inscription d’Harry Partch et Tim Marien en est un, servi par la voix surprenante de Kris Dane qui joue souplement avec tout ce qu’habituellement l’on considère comme impuretés du timbre. Le menu n'est pas exclusivement yankee, avec Marien qui est flamand, et l'Orchestre de l'Opéra de Rouen encadrant des élèves du CNR de Rouen dans Jesus Blood Never Failed Me Yet de l'anglais Gavin Bryars. D’une grande délicatesse, cette œuvre dépouillée accompagne un chant qui commence en solo, sur bande, s'amplifie et meurt lorsque l'orchestre s'en est libéré. Le compositeur la dirige lui-même [lire notre Dossier].

Après une lecture lumineuse de Music for 18 Musicians de Steve Reich, Jean-Luc Fafchamps berce les plus fidèles, ceux qui sont restés depuis le début ou ceux qui les ont rejoints en chemin. Un poétique éventail de transats dans une charitable pénombre accueille des oreilles presque sans corps tout autour de la petite scène du foyer où le pianiste dilate l'unique nuance des Triadic Memories de Morton Feldman [photo]. Cela n'arrive qu'une seule fois dans une vie !

BB