Chroniques

par bertrand bolognesi

Nikolaï Lugansky joue Prokofiev et Rachmaninov
Alexander Lazarev dirige le Royal Scottish National Orchestra

Kurt Masur dirige l’Orchestre National de France
Prom’s / Royal Albert Hall, Londres | 8 septembre 2003
- Théâtre des Champs-Élysées, Paris | 11 septembre 2003
le pianiste russe Nikolaï Lugansky
© dr

On ne présente plus le pianiste russe Nikolaï Lugansky dont les récitals se succèdent. À trente-et-un ans, cet artiste crève l’écran, pour ainsi dire, avec une activité généreuse et un talent sans faille dans des œuvres sans cesse renouvelées. Ainsi put-on l’apprécier dans ses propres transcriptions de pages wagnériennes comme dans Chopin, Bach, Brahms, Poulenc, Beethoven, Milhaud, Debussy, Mozart ou encore Britten, sans omettre, bien sûr, le grand répertoire russe. Alors que le label Naïve publie dans Les pianos de la nuit, série de huit produits consacrée au Festival International de Piano de La Roque d’Anthéron, la captation filmée d’un concert d’août 2002 où il excellait avec un programme Brahms, Wagner et Rachmaninov [lire notre critique du DVD], Nikolaï Luganski intervient dans le deuxième concert de la saison de l’Orchestre National de France.

Trois jours plus tôt, nous l’écoutions dans le Concerto en ré bémol majeur Opus 10 n°1 que Sergeï Prokofiev, encore élève d’Anna Essipova (qu’il quittera bientôt en disant d’elle qu’elle formait certes de grands virtuoses, mais tous sur le même modèle), composait à vingt ans. On reconnaît dans cette œuvre la fougue de la jeunesse, l’embryon de rythmes qui allaient tôt définir la part constructivistedu musicien. L’instrument soliste s’y trouve utilisé dans les raffinements délicieux hérités de Rimski-Korsakov comme pour ses vertus percussives que Prokofiev devait explore plus systématiquement dans les années à venir. En 1912, Moscou en accueillit froidement la création. C’est pourtant avec lui que Prokofiev remportera le prestigieux concours Rubinstein, imposant sa propre composition comme morceau d’épreuve.

Le 8 septembre dernier, cette page ouvrait un concert entièrement consacré à Prokofiev – avec la Symphonie en ut # mineur Op.131 n°7 en seconde partie –, dans le cadre des Prom’s de Londres, au Royal Albert Hall, et réunissait au côté de Nikolaï Lugansky les musiciens du Royal Scottish National Orchestra placés sous la direction experte d’Alexander Lazarev.

Après les trois accords en sonneries dans une orchestration proche de celles de Rachmaninov, et la densité du thème de cuivres ici amplement exprimé, le pianiste se lance dans l’Allegro brioso avec une aisance incroyable, ne se contentant pas de n’être qu’exclusivement rapide, percussif et violent, mais ménageant des effets assez recherchés, sans pour autant déroger à la fulgurance du mouvement, auquel il prête un ton presque belliqueux, rendant un hommage juste à Prokofiev qui, à l’époque où il le compose, rompait avec les conventions en cours. Après une brève respiration, rien de plus, Lazarev enchaîne les alliages chatoyants de l’Andante assai, pris sans lenteur (et ce n’est pas si fréquent), préparant l’entrée du piano, phrase un rien emberlificotée d’une tendresse exquise. Le soliste y décline une palette de piani delicatissimi d’une caressante onctuosité, sans toutefois laisser poindre la moindre emphase. L’Allegro scherzandoconclusifse fond peu à peu dans les pizz’ de l’orchestre, laissant la place à un véritable déchaînement rythmique du piano qui révèle un Nikolaï Lugansky d’une puissance impressionnante. Dans un grand déploiement d’énergie, l’interprétation accuse une précision absolue qui bénéficie d’heureux contrastes de nuances. L’accelerando, qui aboutit à la réexposition du thème initiale du premier mouvement, s’avère vertigineux jusqu’en la perfection de son exécution. Après le final, tant éclatant que concis, le public londonien acclamait comme d’une seule voix les artistes de la soirée.

Nikolaï Lugansky joue beaucoup la musique de Sergeï Rachmaninov.
Outre qu’il enregistra deux fois les quatre concerti (avec des formations différentes), ce qui est rare à son âge, il possède à son actif la Sonate pour violoncelle et piano, les Suites pour deux pianos, les deux Sonates solo et, bien sûr, les Préludes, Études-Tableaux, Variations et Pièces de fantaisie. On l’applaudit ce printemps à Mogador dans le Concerto en ré mineur Op.30 n°3 [lire notre chronique du 12 mars 2003] que d’une façon génialement tétanisante il donnait il y a deux ans aux Folles Journées d’Ivan Illich (Nantes), avec Alexander Dmitriev au pupitre de l’Orchestre Symphonique de Saint-Pétersbourg.

Ce soir, il fait entendre la Rhapsodie en la mineur sur un thème de Paganini Op.43 qu’il articule sans blabla, parcourant son clavier en rebondissant comme un chat sur des piquées extraordinaires. L’ornementation de certaines variations atteint une folie de perfection sonore, le thème obsessionnel du compositeur, Dies Irae, s’y trouvant ingénieusement « graissé » à chacune de ses apparitions. Par cette interprétation qui ne prend aucun détour, Lugansky et Kurt Masur à la tête de l’Orchestre National de France démontrent qu’en cette musique le kitch est parfaitement évitable et qu’on y peut défendre un discours à la fois virtuose, dramatique et moins sentimental ou nostalgique qu’il est convenu de le considérer.

Grâce à un travail de nuances d’une précision où rien n’est laissé au hasard, à une exigence technique hors du commun, à un souffle qui semble inépuisable et à une vraie présence aux choses dans l’instant même où elles surviennent, Nikolaï Lugansky offre un de ces moments de grâce dont on finit par douter qu’ils aient vraiment eu lieu. Il revient pour un bis : un prélude de Rachmaninov, décidément son compositeur de prédilection.

Ce concert offrait également la Symphonie en sol majeur Op.88 n°8 de Dvořák jouée avec grande élégance, l’ONF remerciant d’une Danse slave l’accueil chaleureux du public.

BB