Chroniques

par françois cavaillès

mugham, l'art lyrique classique national d'Azerbaïdjan
Kamila Nabiyeva, Elshan Mansurov et Alakbar Alakbarov

Théâtre des Abbesses, Paris
- 12 janvier 2019
Kamila Nabiyeva honore le mugham au Théâtre des Abbesses (Paris)
© dr

Au Théâtre des Abbesses, les cœurs battent souvent pour les musiques orientales. Autant en apportent les zéphyrs de l'Est, par exemple le concert annuel de mugham, l'art lyrique classique national d'Azerbaïdjan. Envolé entre Bakou et Montmartre, le voyage en première classe est offert par le trio virtuose formé par la jeune chanteuse Kamila Nabiyeva avec les maîtres Elshan Mansurov, à la viole kamantcha, et Alakbar Alakbarov, pinçant les cordes du târ.

Ils débutent par une longue composition, Mâhur, ouverte par un rang (instrumental) léger et mélodieux. La cantatrice manie tout d'abord le daf (tambour encadré) avec douceur. Elle ne reste pas longtemps sans voix, pour le plus grand plaisir de l'assistance confondue par son timbre changeant au gré des accents des textes anciens. La remarquable diction et les ornements font grâce à la partie dite tasnif (poésie populaire), élevée au-dessus du bercement des cordes. Les solistes étirent et assèchent leurs expressions, le chant improvise en très subtiles divagations : nous voici dans le mugham proprement dit, expression de l'âme, des émotions. Dans un silence de cathédrale, le kamantcha en solo peut se faire délicat comme le bruissement d'une feuille d'automne. La retenue demeure même en reprenant comme un refrain, de manière énervée, puis accélérée, la chanson tasnif. Juvénile, rocailleux, presque précipité par le daf, le chant affermi de Kamila Nabiyeva transforme les nerfs en rochers.

Sous les applaudissements reprend la progression, riche d'un savoir extraordinaire, avec Sevgilin, pièce du compositeur soviétique azerbaïdjanais Jahangir Jahangirov (1921-1992). Au pas d'une caravane dans le désert, au souffle puissant des instruments, répond le lyrisme d'un conte oriental aux appels langoureux, à la sage ritournelle. Puis au court passage nommé dilkesh, le târ, plus poignant, semble égoutté d'un sang métallique. Plus affirmative, la voix plane et le kamantcha, superbement assombri, atteint par d'incroyables gémissements le sommet du subjuguant. Portée par la tension du chant, d'une sensibilité au delà du réel et proche de la transe, une conclusion ludique en tasnif, aussi bien relevée par des arabesques que coupée nette au final, complète cette petite figure obsédante. Plus bouleversant, rêveur et inventif – le classique Beh beh suivi d'un mugham dans le mode segah qui reflète les sentiments d'amour –, le concert transcende. Magnifique de gravité, presque funèbre (à l'entrée dans le mode shushter, induisant la tristesse), le lyrisme de Kamila Nabiyeva, angélique, hallucinante, confine au fabuleux, à l'inouï... Pourvu que ce rossignol se pose un beau jour à l'opéra de Bakou !

Le mugham met ensuite à l'honneur la pureté et l'éclat instrumentaux, dans le mode bayati shiraz, jusqu'à l'ovation, puis les derniers étourdissements et floraisons musicales – la chanson Azerbaijan mazali, suivi de dilkesh et tasnif. Enfin l'ultime arrêt, en bis, commence par marquer la pause, d'un air séducteur, aventurier... avant de saluer la vie comme il se doit, par la danse et la fête. Il s'agit, pour conclure la fantastique balade, d'un mugham rythmique, mesuré mais au chant libéré, appelé Shikeste de Karabakh.

FC