Chroniques

par bertrand bolognesi

Mieczysław Weinberg | Concerto en ut mineur Op.43
Nicolas Altstaedt, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Leif Segerstam

Palais de la musique et des congrès, Strasbourg
- 19 janvier 2017
À la tête de l'OPS, Leif Segerstam joue Nielsen, Weinberg et Sibelius
© dr

Près de vingt-sept mois sont passés depuis que nous entendions l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg in loco, dans un programme consacré à Pascal Dusapin et à Béla Bartók, vaillamment défendu pas ses instrumentistes [lire notre chronique du 9 octobre 2014]. Dans l’intervalle, une nouvelle maison a poussé, venue avantageusement compléter les moyens de travail de la formation : plusieurs espaces de répétition, des studios, des bureaux pensés à la mesure de ses besoins, etc. Voilà qui change forcément la vie d’un orchestre, du côté de la pratique musicale elle-même comme depuis la fenêtre administrative. En montant l’avenue Schutzenberger vers la place de Bordeaux, on est surpris de difficilement reconnaître le Palais de la musique et des congrès. Avec la nouvelle construction furent réalisés des aménagements qui, sans toucher la structure initiale, en modifient sensiblement l’abord. Le pari est gagné, et haut la main, tant les deux éléments s’associent de symbiotique manière.

Pour deux soirs, Marko Letonja prête ses pupitres à Leif Segerstam, chef (et compositeur) finlandais que l’on n’a plus si régulièrement l’occasion de voir, ces derniers temps [lire notre chronique du 5 mai 2008]. Le programme s’accorde aux frimas hivernaux, avec des opus signés Sibelius, Weinberg et Nielsen.

Carl Nielsen, pour commencer, avec cet Helios Op.17 de 1903 dont nous vous parlions la semaine dernière [lire notre chronique du 13 janvier 2017]. D’emblée, le mystère prend, dans une inflexion fort différente de celle de Rouvali. Les deux accords initiaux (cordes graves) arrivent de loin, comme une onde, un rien d’air passant son bras à travers l’aube. Les cors ne s’y élèvent pas, tout juste s’éveillent-ils dans un son feutré, évitant soigneusement tout brio. De même l’entrée des violons opère-t-elle en discrétion infinie, laissant la pièce grandir souterrainement, à la faveur des vents, ciselés sur la réserve ténue que Segerstam intime aux cordes. Le résultat est simplement grandiose : on n’entend pas la partition, la musique vit d’elle-même, avec une évidence rare. La parole des violoncelles affirme une présence soudain plus charnelle, ainsi que l’éclat mordoré des trois trombones. Un je-ne-sais-quoi de pictural habite l’interprétation, l’austérité de Vilhelm Hammershøi s’encanaille dans les marines de Thorvald Niss jusqu’à gagner la démesure coloriste de Jens Willumsen – ces trois-là ont en commun une remarquable maîtrise de la lumière, dont le climax vide ici le rhyton d’amitiés insaisissables. L’adieu des cors, l’extinction des cordes, enfin les deux ondes sur les eaux. La nuit.

Passés soixante-dix ans, peu de grands chefs prennent le risque de jouer des œuvres pour leur première fois. De ce peu-là (des plus précieux à nos yeux), Leif Segerstam fait partie. Première pour lui, donc, que de diriger le Concerto pour violoncelle en ut mineur Op.43 de Mieczysław Weinberg, compositeur russo-polonais autant productif qu’encore mal connu. Il faut saluer la passionnante initiative de Marc Danel à partager sa découverte – il vaut la peine de regarder l’émouvant reportage où il raconte l’aventure des dix-sept quatuors… Après le Concerto pour violon en sol mineur Op.67 (1959), la Sonate pour clarinette et piano Op.28 (1945), le Quatuor en ré mineur Op.14 n°3 (1944) et les opéras Пасажирка (1968) et Идиот (1985) [lire notre critique du CD, nos compte-rendus du 24 juillet 2014 et du 8 janvier 2011, notre article DVD, enfin notre chronique du 27 juin 2013], nous pouvons enfin aborder ce concerto de 1948 (créé en 1957) qu’au disque Claes Gunnarsson et Thord Svedlund défendent si bien.

Lui qui a aussi gravé cette page, Nicolas Altstaedt offre une couleur fauve à l’entrée solistique. L’Adagio est servi par une profondeur de ton à couper le souffle, sans esbroufe, dans un dosage savamment contrôlé. La tendresse de l’orchestre paraît toute simple, quand la délicatesse de la nuance est presque folle. Le répons des violons ose le lyrisme, sans quitter une intériorité digne. Soutenu par le feulement doux du tutti, le chant du violoncelle revient, porté très haut. Les virevoltes en amorce de danse se greffent ensuite sur un battement, pour un Moderato en habanera. Le croisement arythmique des deux trompettes et du trombone invente une sonorité déroutante à une mélodie klezmer. L’Allegro invite une fantaisie orientalisante qui déroge à la relative sévérité rencontrée jusque-là. Le truculent relief de l’écriture contraste avec des dépouillements lapidaires, au fil de sections brèves qui s’enchainent, dont une rauque Cadenza de doubles-cordes parfaitement assurées, se ruinant dans une nacre pâle. Le dernier mouvement, bien qu’alternant les climats, est caractérisé par le rythme ; le retour de la mélodie des débuts vient fermer le livre dans une brume douce.

C’est toujours un signe lorsque le public observe un silence d’une quinzaine de secondes avant d’applaudir. Pour remercier de l’accueil chaleureux qui s’ensuit, plutôt que d’emprunter à Bach Nicolas Altstaedt invite Charlotte Juillard (premier violon super soliste) pour le duo Vesipisaroita (Gouttes d’eau) écrit par un Sibelius de dix ans – un bis tout mignon.

La seconde partie de la soirée est précisément consacrée à Jean Sibelius, avec sa Symphonie en mi bémol majeur Op.82 de 1914/16. On retrouve dès les premières mesures ce don personnel de la lumière que possède à merveille Leif Segerstam. Sa lecture avance par touches extrêmement concentrées, dans un tempo lent qui n’a rien de comparable avec l’option claire de Dima Slobodeniouk, le mois dernier [lire notre chronique du 1er décembre 2016]. Ici, l’orchestre est peu à peu sculpté, le mouvement évolue dans un souffle à long terme, inépuisable. La dynamique ne se laisse pas disséquer : elle vit, c’est tout – tellement ! De prime abord, on peut penser que cette lenteur générale de l’interprétation présente un certain confort pour les musiciens qui installent leurs traits en toute confiance. C’est en partie le cas, mais elle induit également une endurance rigoureuse de tous et la pensée ardemment nourrie du chef. Surprise : un bis de l’orchestre ! La Valse triste Op.44 bénéficie d’une expressivité subtile qui donne le frisson.

BB