Chroniques

par bertrand bolognesi

Marc Albrecht joue la Symphonie en ré majeur n°9
Mahler par l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg

Palais de la musique et des congrès, Strasbourg
- 3 février 2017
Après six ans, Marc Albrecht retrouve l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg
© jan van breda

On a beaucoup glosé sur cette Neuvième dont la teneur testamentaire fut longtemps tenue pour sûre. Certes, elle est hantée par la mort, mais comme toute l’œuvre de Gustav Mahler, méditation enflammée qui oscille entre détresse profonde et optimisme primesautier, au gré de sa vie. Depuis l’enfance le musicien perd des êtres chers, et cela continue – on sait le désespoir ressenti à la disparition de Maria, sa fille aînée, à l’été 1907. Abschied, la Symphonie en ré majeur n°9, au même titre que le dernier mouvement du Lied von der Erde ?...

Sur la pénultième page du manuscrit, la main de Mahler coucha « Ô jeunesse, amour, adieu » (cf. Henry-Louis de La Grange). Au chef d’orchestre habitué à grimper sur les sentiers de montagne en juillet-août, lorsqu’enfin la saison de l’Opéra de Vienne le laissait respirer au grand air et composer, mais encore nager des heures durant dans les lacs autrichiens entre des moments d’intense solitude créatrice dans les successives Komponierhäuschen (Steinbach am Attersee, Maiernigg, Toblach), la prescription d’un médecin alarmiste de ne plus faire aucun effort physique vint suffisamment gâcher le quotidien et les studieuses vacances pour qu’un adieu à la jeunesse s’imposât. Pas un adieu à la vie : ce n’est qu’en février 1911 qu’est décelée la maladie qui l’emporterait deux mois plus tard, donc considérer l’Adagio de cet opus comme une auto-déploration tient du même malentendu qui s’attache au Concerto pour violon « Dem Andenken eines Engels » d’Alban Berg, comme l’explique brillamment le livre d’Alain Galliari [lire notre critique de l’ouvrage].

Enfin, l’amour. On sait qu’en 1910, Mahler passa tout un après-midi à marcher avec Freud, suite à des épisodes répétés d’impuissance sexuelle. En matière érotique, la belle Alma n’avait pas seulement bon appétit, encore appréciait-elle de varier les partenaires. Il semble que les déficiences de l’époux doivent en partie se mesurer à la conscience qu’il eut de cette sensualité prédatrice – peut-être de l’intuition du caractère semi-incestueux qu’accuse alors la différence d’âge. Une crise conjugale nait rarement du jour au lendemain. Si Madame Mahler entretient une relation suivie avec un garçon de sa génération – l’amant a vingt-sept ans, elle en a trente-et-un et le mari en compte cinquante –, sans doute l’événement scelle-t-il le plus ou moins bien vécu des aléas durant les mois précédents. Bien que la visite au psychanalyste ait rendu à Gustav l’aiguillon des plaisirs, dans l’achèvement de sa nouvelle symphonie il salue l’amour d’Alma, à jamais perdu(e).

Les instrumentistes de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg retrouvent ce soir leur ancien directeur artistique, Marc Albrecht, qui avait choisi la Symphonie Résurrection pour le concert de sa prise de fonction [lire notre chronique du 29 septembre 2005]. À l’époque, la phalange nationale ne se portait pas aussi bien qu’aujourd’hui. Un grand travail fut mené par le chef allemand, jusqu’à son départ pour le Nederlands Philharmonisch Orkest, au printemps 2011 – un travail fructueux que Marko Letonja, son successeur, a dûment salué [lire notre entretien]. Le répertoire d’Albrecht se concentre sur le seuil des XIXe et XXe siècles, comme en témoignent ses Lulu à Salzbourg, Schatzgräber d’Amsterdam et Begleitungsmusik zu einer Lichtspielscene Op.34 de Schönberg avec l’ONF [lire nos chroniques 4 août 2010, du 15 septembre 2012 et du 27 janvier 2011]. À la tête de l’OPS, toujours il a volontiers fréquenté les Viennois [lire nos chroniques du 10 mars 2010 et du 18 janvier 2008], tout en œuvrant à quelques gravures Jugendstil dont trois Tondichtungen de Richard Strauss que notre équipe a récompensés d’une Anaclase! [lire notre critique du CD].

D’emblé les premiers pas de l’Andante saisissent l’écoute. La précision de la ciselure, des lointains appels de cuivres aux accords de harpe – une idée qui remonte au Misterioso de la Troisième et au Ruhevoll de la Quatrième –, invite bientôt des cordes d’un lyrisme exponentiel. L’élan fougueux du tutti plonge l’auditeur dans un chaos cosmique, petit-frère de la première partie de la Troisième. S’appuyant sur les contrastes de climat comme sur l’extrême concentration des musiciens, le chef livre un Nachtlied d’une tendresse indicible. Il ne cède cependant point à ces joliesses : le voilà souquant plus fermement encore la véhémence sostenuto de l’épisode tragique, avec sa danse qui refuse de naître. Ainsi souligne-t-il la modernité de Mahler, prémisse de Berg pour l’opulence orchestrale et de Webern quant aux timbres (ce que le cadet appellera Klangfarbenmelodie). La complexité des entrelacs avance des secrets qui se taisent sans s’effacer jamais. Le retour du motif initial gagne un bonheur que rien ne laissait espérer. Le violon fort délicat de Philippe Lindecker ouvre d’une précieuse couleur d’antan un nouveau développement chambriste qui contamine chaque pupitre, jusqu’à la paisible phrase des cuivres, le trait gracile de la flûte solo, et ainsi de suite, l’instrument se parlant tout seul jusqu’à l’extinction.

L’exécution de ce premier mouvement place haut la barre. Aux bassons d’alors sonner leur fausse annonce, ce qui accentue le robuste moellonier du Ländler, cordialement articulé. L’alternance des deux caractères prend un jour inquiet sans se déclarer. Marc Albrecht réalise adroitement l’ambigüité de ce chapitre de prime abord champêtre, cependant saturé de danger, jusqu’en cet enthousiasme parfois explosif qui donne à la machine danseuse, rythmiquement multipliée, le vertige de la tentation. Au bord du gouffre, c’est encore dans la raréfaction que Mahler fléchit les craintes ; sur un souvenir du pas initial, aux contrebasses désormais moins mafflues, clarinette et flûte dissipent les ombres.

Quelques minutes pour se réaccorder, et nos trompettes crient famine ! Le Rondo fronce fièrement les sourcils, dans une hargne rogue qui tinte dappertutto. Sous la présente battue, la Burleske rugit d’une insolente vigueur. On admire la cohésion absolue de la petite harmonie dont chaque trait parachève une interprétation remarquable. L’envolée du dernier tiers atteint des sommets, vite contrariés par la grogne des vents qui, malgré le doux effort des cordes à chemiser le phrasé, triomphe dans l’accelerando d’une abrutissante kermesse de timbales, fifres et cloches. Albrecht a troqué sa baguette pour les bruissants pinceaux de Kokoschka ! Profondément doloroso, intensément amoroso, le cri des cordes ouvrent un Adagio dense qui, dans cette lecture,ne se résout guère à voir partir l’aimée. La flamme de Mahler ne se dépassionne pas, la trahison n’en peut mais. Les bois instillent l’inévitable amertume, troublée par la dense heuristique des violoncelles – ils pleurent, les archets d’Alexander Somov et de Véronique Fuchs. Au fil de nombreux atermoiement, l’ardeur se mue en affection fervente, convoquant tour à tour la quiétude rêvée du renoncement et la cruelle lame de l’arrachement. Tout en maintenant force et pensée, Marc Albrecht ne force pas la cicatrisation – seule le grave épuisement peut offrir le sain réconfort, qui rend possible la conception d’une Symphonie n°10 (en réalité une onzième, puisque Das Lied von der Erde avait été une neuvième déguisée). L’Adagio se finit pas : il s’enfouit.

Ici-même, la Troisième n’avait guère convaincu. Pour de toutes autres raisons nous restions perplexes à l’écoute du Chant de la terre par la formation amstellodamoise, paru chez PentaTone [lire notre chronique du 2 octobre 2009 et notre critique du CD]. Ce soir, nous découvrons un Marc Albrecht accompli, plus mahlérien que jamais, qu’on ose à peine applaudir et dont désormais l’on entendra le meilleur.

BB