Chroniques

par bertrand bolognesi

Manfred Hohneck dirige l’Orchestre Philharmonique de Radio France
œuvres de Furtwängler, Hindemith, Smetana et Zemlinsky

Figures de maestros / Maison de Radio France, Paris
- 8 octobre 2004
le chef d'orchestre et compositeur allemand Wilhelm Furtwängler
© dr

Dans le cadre des Figures qui régulièrement offrent au public parisien des cycles de concerts gratuits concentrés sur la fin de semaine, Radio France explore celles du Maestro, c'est-à-dire du maître, du chef, une personnalité qui, par le geste et la présence, dynamise la masse menaçant toujours d’inertie qu’est l’orchestre, un organisme sur-nourri à l’enflure dangereuse qu’il n’est guère aisé de réveiller. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, environ, les compositeurs dirigeaient eux-mêmes leurs œuvres. Des interprètes se sont ensuite spécialisés dans cette discipline, les créateurs s’occupant alors de concevoir et d’écrire leur partition à remettre entre les mains de ces nouveaux accoucheurs.

Mais rien n’est aussi simple, pourtant. Ainsi, alors qu’à la fin du siècle s’affirmait de plus en plus le pouvoir des chefs, quelques compositeurs développèrent les deux pratiques, dirigeant les créations de leurs contemporains, les leurs et le répertoire (Mahler en est l’exemple le plus marquant). Alexander von Zemlinsky s’inscrit dans cette lignée. Né à Vienne en 1871, il y dirigerait la Volksoper dès 1904, avant de prendre les rênes du Deutsches Theater de Prague, de 1911 à 1927. Il est l’auteur d’un catalogue étendu, avec plusieurs opéras (Der Zwerg, Eine florentinische Tragödie, König Kandaules, der Traumgörge, etc.), de la musique de chambre, un répertoire symphonique et de nombreux Lieder, et fut le créateur de la plupart, tout en étant souvent le maître d’œuvre des premières de musiciens de son temps – ainsi créa-t-il Erwartung de Schönberg, le 6 juin 1924, à Prague.

Si la croissante complexité d’écriture invita les auteurs à confier la direction de leurs pièces à des interprètes, il est plaisant de constater que c’est en partie la même cause qui occasionnait après-guerre un renversement de situation, puisque sans y avoir été formé Boulez vint à la direction par obligation, trop peu de chefs étant alors capables de faire sonner les œuvres nouvelles, mais aussi celles de l’École de Vienne encore quasiment inconnue en France à ce moment-là. La frontière est d’autant moins clairement dessinée que certains maestro ont composé, la plupart du temps une œuvre relativement conventionnelle et toujours richement soumise à leur savoir-faire et à leur expérience de chef (Svetlanov, Markevitch, Zender, etc.), ou encore composé « dans l’ombre », comme Furtwängler, entre autres. Aussi entendrons-nous ce week-end des œuvres d’Adès, Antheil, Bernstein, Boulez, Furtwängler, Hindemith, Knussen, Kubelik, Lully, Mitropoulos, Salonen, Smetana, Villa-Lobos et Zemlinsky.

Le premier concert lance le cycle par une Ouverture en mi bémol majeur composée par Wilhelm Furtwängler [photo] à l’âge de treize ans. Ce Berlinois qui deviendrait l’un des plus grands chefs de la première moitié du XXe siècle écrirait très tôt des Lieder inspirés par les grands poètes germaniques, Goethe en tête, des pièces pour piano et chambristes, de sorte qu’à dix-sept ans il disposait d’un catalogue d’une douzaine d’œuvres. Pianiste de formation, il suivit les cours de composition de Joseph Rheinberger, d’Anton Beer-Waldbrunn et de Max von Schillings. C’est la première à Breslau de sa Symphonie n°1 en 1904 qui décidera de son orientation vers la direction d’orchestre : l’échec fut à ce point cuisant que le jeune homme (il a dix-huit ans) perd confiance en ses dons de compositeur. Toute son ambition et son énergie se trouvent alors transférés vers la direction, les rendant triomphant dès ses premiers pas au pupitre, en juin 1906, dans la Neuvième de Bruckner. Rapidement, il est demandé en tant que chef : il assiste des grands noms à Breslau, Zürich, Munich et Strasbourg, et diriger à vingt-cinq ans l’Opernhaus de Lübeck, parallèlement celle de Mannheim. Enfin, c’est à partir de 1922 (il a trente-six ans) qu’il est nommé simultanément à la tête des Berliner Philharmoniker et du Leipziger Gewandhaus Orchester.

Si la suite de son histoire est connue, si l’on peut encore lire ses essais sur Bruckner ou Wagner, on sait moins qu’il a continué à composer, augmentant au fil du temps son catalogue de jeunesse d’un Concerto pour piano et de deux autres symphonies. Largement héritière de Brahms, l’Ouverture icijouée affirme une pâte d’un romantisme relativement appuyé, mettant en valeur les clarinettes et le cor anglais, ce soir magnifiquement phrasé, ainsi que le violoncelle et l’alto à travers quelques traits solos d’une suavité sucrée. L’interprétation de l’Orchestre Philharmonique de Radio France rend fidèlement compte de cette facture attendue.

À sa tête, Manfred Hohneck dirige ensuite sa propre version pour orchestre à cordes du Quatuor en mi mineur n°1 « Z mého Zivota » (comprendre « de ma vie ») écrit par Bedřich Smetana de 1876 à 1879. Compositeur prolixe et représentatif de la volonté d’affirmation d’une musique nationale – une grande part de son œuvre s’imprégnée de l’histoire, de la culture et des légendes de Bohême –, Smetana comptait également dans la vie musicale pragoise de la deuxième moitié du XIXe siècle en tant que maestro, puisqu’il dirigea l’Opéra de Prague. La menace de la surdité venant accentuer sa fragilité mentale et nerveuse, le musicien se retire de la vie publique et concentre ses forces sur l’écriture de son premier Quatuor à travers lequel il tente d’exprimer toute sa vie (tel qu’on peut le lire dans sa correspondance de 1878), de ses premiers enthousiasmes d’artistes jusqu’à la maladie et la peur de la mort et de la folie, en passant par l’amour, la perte de sa fille, etc. Accusant un programme introspectif, l’œuvre demeure cependant traditionnelle, sachant assujettir l’inspiration et parfois même le cri aux exigences formelles.

Après l’orchestration de George Szell, Manfred Hohneck propose sa propre version pour cordes. Dès le premier mouvement, l’obtention de graves plus profonds grâce à une importante section de contrebasses permet une couleur nettement orchestrale qui, ne cherchant pas à recréer en l’amplifiant l’œuvre originale, passe outre un alourdissement qu’on aurait pu craindre. Cette conduite surprend par son grand souffle et la faculté d’articuler des contrastes marqués. Il s’agit bien de la musique de Smetana, mais laissant au loin le souvenir d’un quatuor. Du coup, les mélodies élégantes prennent un jour d’une gravité nouvelle et sans rémission. Ce choix judicieux de faire son deuil de la version originale en jouant la carte des qualités et possibilités de l’orchestre devient encore plus évident dans l’Allegro moderato alla polka. La danse est alors habitée d’une âpreté nostalgique. En marquant plus les points d’arrêts entre les différents climats, l’exécution échappe à la « mastodontification »de ce genre d’adaptation. Introduit par la phrase déchirante du violoncelle solo – l’expression selon laquelle « les cordes pleurent » paraît ce soir parfaitement pertinente –, le Largo sostenuto laisse le public sans voix, avant l’enchaînement du dernier mouvement qui prend un tour manifestement beethovenien, tout en rappelant dans ses rebondissements dramatiques l’auteur d’opéras que fut Smetana. Par une lecture sensible et poignante, Manfred Hohneck raconte à la fois le texte et le sous-texte : c’est un peu comme de lire un cahier de metteur en scène, avec l’analyse de chaque réplique et les didascalies personnelles.

La seconde partie du concert se veut plus résolument moderne, proposant la Symphonie « Mathis des Maler » que Paul Hindemith écrivit simultanément à la composition de son opéra du même nom. Cet opus, dont la démarche se pourra comparer à celle de Berg avec la Lulu Suite, fut précisément créé par Wilhelm Furtwängler en mars 1934 à la philharmonie berlinoise. Le succès et le remous provoqués par cette exécution furent tels que les autorités nazies décidèrent de définitivement interdire la musique d’Hindemith. Si cette œuvre recourt à des formes plus anciennes, le compositeur était encore considéré comme un musicien expressionniste ; il était cuisant pour le régime que ce mouvement qu’il combattait pût connaître une telle approbation du public. De fait, l’opéra lui-même ne serait pas créé en terre allemande, et c’est à Zürich qu’aurait lieu sa première, au printemps 1938. Le personnage principal de l’ouvrage est le peintre Mathias Grünewald, qui fut au service de l’Archevêque de Mainz, ville natale de Hindemith. Outre les questionnements quant à la place de l’artiste dans la société, ce qui en soi suffisait à activer la censure hitlérienne, Grünewald est le maître du fameux retable d’Issenheim (que l’on peut admirer au Musée Unterlinden de Colmar), une œuvre dans laquelle Otto Dix avait trouvé matière à son triptyque (peint de 1929 à 1932) Der Krieg (La Guerre, visible au Musée de Dresde – Gemäldegalerie Neue Meister – , et dont les esquisses sont exposées au Musée Ludwig de Cologne) qui en 1933 lui valut son renvoi de l’École des Beaux-arts de Dresde où il enseignait et ce mot célèbre du Führer : « Il est regrettable que l’on ne puisse enfermer ces gens-là ».Dans un tel contexte l’inspiration d’Hindemith put être vue comme une figure de provocation.

L’exécution de ce soir bénéficie de contrastes violents, affirmant des tutti dont la force ne masque aucun trait, et ce jusqu’au moindre tintement. Si le deuxième mouvement s’orne d’une sonorité d’une belle clarté, Mise au tombeau étonnamment lumineuse servie par un pupitre de bois en grande forme, la grandiloquence du troisième n’échappé pas au pompiérismede l’œuvre.

Auparavant, nous entendions sept Symphonische Gesänge Op.20 pour baryton et orchestre, écrits en 1929 par Alexander von Zemlinsky à partir d’une anthologie de la nouvelle poésie afro-américaine. Ainsi y trouve-t-on des textes de Countee Cullen, Frank Horne, Jean Toomer et, en plus grande part, de Langston Hugues. Incontestablement, cette page offre la plus riche complexité timbriques de la soirée, explorant les rythmes africains et laissant quelques éléments de jazz poindre dans certains traits. La voix de Martin Gantner sert ces Lieder avec la fermeté d’un timbre aux aigus cuivrés, toujours d’une tenue exemplaire et proche du texte, sachant glacer quand il le faut (Lied der Baumwollpacker), se détacher avec une exquise tendresse (Erkenntnis) ou s’abandonner à une vaillante rage (Über Bursche).

BB