Chroniques

par françois cavaillès

L'île du rêve
opéra-comique de Reynaldo Hahn

Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Paris
- 9 décembre 2016
Julien Masmondet joue L'île du rêve, opéra-comique de Reynaldo Hahn
© odile motelet

Brisé le moule du précieux salonard proustien, le génie du compositeur Reynaldo Hahn peut encore exploser dans toute son ampleur grâce à quelques belles initiatives éparses ; ainsi à la faveur de L'île du rêve donnée à l'Athénée au seuil de l'hiver, avec splendeur. De l'élève de Massenet, le tout premier ouvrage lyrique, créé en 1898 à l'Opéra Comique, se révèle à la fois très prometteur dans la maîtrise de l'art et fort savoureux dans la subtilité de l'évocation. Le sujet en est l'Océanie, à travers un livret inspiré d'un roman tahitien de Pierre Loti. Aussi, dès les premières notes, gorgées de cor et de harpe, la musique somptueuse invite-t-elle l'esprit à doucement flotter tandis que s'unissent de jeunes filles couronnées de fleur dans des chœurs élégiaques.

L'introduction onirique emporte sur de fins rideaux illustrant la Polynésie paradisiaque d'avant l'avion, en voyage avec une œuvre de jeunesse autant quant au compositeur qu’aux interprètes. Survient une vive alerte, comme des marchands chinois menacent, et les chœurs, par l'ensemble Dionysos, se font plus toniques mais toujours aussi agréables. Ou la poésie du chant transcende, ou la vitalité crépitante du théâtre, tendant à l'effervescence cinématographique, dynamise ! L'audacieuse aventure imaginaire se pratique en surfeur hawaïen – à cette même époque, le sport gagne l'Occident grâce au grand émancipateur Duke Kahanamoku – lancé à la découverte d'un monde gracieux peuplé de nymphes enjôleuses, aux étranges tenues signées Olivier Dhénin, autant florales que scolaires (blouses noires fendues sur le devant et godillots).

Par d'habiles motifs nostalgiques, le décor simple et animé invite au transport, la scène pensée comme une immense planche de bois tropical glissant sur la mer enchantée de la jeunesse chantante, batifolant autour de la reine Pomaré. Mahénu s’avance, confidente du héros amoureux, le jeune marin baptisé Loti sur ce même rivage. De son soprano émouvant, Marion Tassou signe les plus beaux airs de la soirée, et notamment au premier acte en liant la nature idyllique, le passé trouble de Loti (dont le frère a aussi connu l'amour à Tahiti avant de disparaître de l'île) et l'Esprit des morts (incarné dans l'obscurité par deux danseurs en jupes de paille).

Le charme opère encore dans le long prélude de l’Acte II, superbe expression du talent du mélodiste Reynaldo Hahn dans les cordes de l'Orchestre du festival Musiques au pays de Pierre Loti. Julien Masmondet dirige la jeune formation dans les petits tourbillons dramatiques qui traversent la vie des jouvenceaux ou qui se manifestent à l'apparition de curieux personnages secondaires – le Chinois Tsen-Lee du ténor Safir Behloul, original et assuré, le vieux chef craintif Taïrapa, incarné avec conviction par le baryton Ronan Debois.

La plus pure mélancolie, sentiment essentiel dans l'œuvre, découle de la présentation de Loti, campé par le stoïque ténor Enguerrand de Hys, à la fiancée de son frère, Téria. Renseignée avec peu de ménagement sur le destin tragique de son amant perdu, la jeune veuve incarnée par le mezzo Éléonore Pancrazi oscille joliment entre espoir fou et grande affliction, puis bonheur dans le deuil.

Nouvelle rupture de ton à l'orée du III, avec le récit (parlé) de la légende de l'île du rêve par Téria à son enfant, dans une forêt brumeuse élégamment assombrie (lumières d'Anne Terrasse), comme pour signifier l'engloutissement dans la mer de l'utopie première (cette vie de palais au cœur du soleil...). Plainte, nervosité et rupture du couple central suivent la trame échevelée, en accord avec la vision désenchantée et ambigüe de Loti, auteur souvent reconnu comme un nouveau grand écrivain-voyageur ou parfois perçu comme un autre jeune écornifleur pré-colonialiste. Le personnage de Mahénu est délaissé. Livrée à elle-même, à un destin très solitaire dans un environnement luxuriant, elle retourne dans une ode finale à son Bora-Bora natal...

Par la foi et le lyrisme de l'interprète Marion Tassou, mais encore et surtout grâce à de superbes chœurs polynésiens parsemant le III, la représentation vivante d'un ailleurs très imagé conquiert de nouveau le public parisien, soulevé plus qu'ému par cette belle vague créatrice collective, et qui, peut-être, rêve aussi, entre autres jolis vœux de fin d'année, à un enregistrement de cette curieuse île opératique.

FC