Chroniques

par david verdier

Ludwig van Beethoven (Sergeï Khachatryan) et Richard Strauss
Orchestre de Paris sous la direction d’Andris Nelsons

Salle Pleyel, Paris
- 19 janvier 2012
le violoniste Sergeï Khachatryan photographié par Serge Derossi
© serge derossi | naïve

Programmés à une semaine d'intervalle, les mêmes compositeurs ne produisent pas toujours les mêmes effets [lire notre chronique du 12 janvier 2012]. L'enjeu ici est de confronter sur la même scène deux caractères bien trempés, sans qu'on sache au juste ce qu'il en résultera dans ce genre de répertoire. Le risque est d'autant plus grand avec le Concerto pour violon en ré majeur Op.61 de Beethoven, souvent victime d'interprétations banales et pontifiantes.

Le jeune violoniste arménien Sergeï Khachatryan [photo] a tous les atouts pour tirer cette partition de sa léthargie componctueuse. Il n'hésite pas à allonger ses fins de phrases afin de pointer çà et là des détails dans l'ornementation. Jamais ennuyeuse, irritante pour certains (l'absence de consensus n'est jamais mauvais signe), la démarche heuristique séduit sans dogmatisme ou excès nombriliste. L'allègement des lignes ne passe pas par un travestissement baroque mais une maîtrise parfaite de la pression de l'archet de la pointe au talon. Il en résulte une lecture passionnante de la partition, élégamment contrebalancée par un tissu orchestral à la fois impétueux (les contrebasses) et discret (la petite harmonie dans les reprises après les cadences). En bis, Sarabande de la deuxième Partita. L'équation est simple : épure + ascèse = triomphe.

En deuxième partie, Andris Nelsons affronte les pentes redoutables du dernier poème symphonique de Richard Strauss : Eine Alpensinfonie Op.64. Cette œuvre souvent citée est, au final, peu jouée (seulement deux interprétations en ce qui concerne le seul orchestre de Paris : Neeme Järvi en 1989 et Günther Herbig en 1993). La dimension métaphysique tutoie la référence à Nietzsche dans ce parcours initiatique qui emporte l'auditeur au delà des sommets et des alpages bucoliques. L'orchestre pléthorique occupe tout l'espace scénique, disposé sur plusieurs étages. C'est l'occasion de découvrir, avant de les entendre, des instruments aussi inhabituels qu'une machine à vent, un heckelphone ou des Wagner-tubas. Par sa démesure l'orchestration gigantesque rappelle celle des Gurrelieder de Schönberg, créés deux ans auparavant.

L'effet de saturation de l'espace (physique et sonore) est proprement fascinant. Nelsons ne gomme pas cette impression, mais il pèche par excès de dynamisme et d'effets. Il y a chez lui comme une transposition à la scène de ce qui fait le succès d'une battue en fosse, c'est-à-dire ne pas craindre de souligner des nuances qui risqueraient de ne pas être perçues sans cela. Sans démériter ou sombrer dans une quelconque vulgarité, l'orchestre réagit à ces indications par un enthousiasme qu'on trouverait ailleurs, notamment chez de très jeunes musiciens, pressés d'en découdre avec un « monstre » musical pareil. Paradoxalement, là où Böhm ou Kempe (tous deux excellemment servis au disque) réussissent à combiner émotion et précision, Andris Nelsons privilégie ouvertement l'émotion, quitte à laisser de nombreux pans hors du champ de la perception. On citera tout particulièrement les interventions étouffées des contrebasses dans la première partie de l'ouvrage (Der Anstieg et Eintritt in den Wald) ou bien le dialogue complexe entre petite harmonie et cordes (Gewitter und Sturm). À l'approche de la conclusion, les cuivres accusent le coup sans se déliter pour autant. On ne saurait trop en vouloir au chef de lâcher la bride en exigeant le meilleur de ses instrumentistes. Il lui reste bien assez de temps pour peaufiner une approche génialement brouillonne et atteindre sans difficulté la dimension à laquelle il aspire.

DV