Chroniques

par gilles charlassier

Lucrezia Borgia | Lucrèce Borgia
opéra de Gaetano Donizetti

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 24 janvier 2019
Au Capitole, reprise réussie de la Lucrezia Borgia (Donizetti) d'Emilio Sagi
© patrice nin

Créé à la fin de l'année 1833, à La Scala de Milan, une dizaine de mois seulement après la première de la pièce éponyme de Victor Hugo dont elle s'inspire, Lucrezia Borgia de Donizetti ne connaît pas actuellement les mêmes faveurs de nos théâtres lyriques que Lucia di Lamermoor ou L'elisir d'amore. C'est dommage, car cette œuvre charnière dans la carrière du compositeur comme dans l'évolution du bel canto et de l'opéra italien, compte parmi les plus intenses pages du répertoire. À décharge des programmateurs, il convient d'admettre que le rôle-titre, alternant cantabile et vaillance, relève d'une gageure redoutable.

Pour la relever, le Théâtre du Capitole l'a confié à Annick Massis qui incarne pour la première fois la princesse à l'aura sulfureuse [lire nos chroniques du 17 mai 2013, du 17 novembre 2015, du 30 octobre 2016 et du 24 octobre 2017]. Après une entrée à la prudence toute relative, l'air augural fait éclore, d'emblée, une souplesse dans la ligne et une musicalité intense qui s'épanouira jusque dans des piani filés (final du Prologue), d'une finesse aussi étourdissante que la maîtrise hautement dramatique du souffle. L'intelligence théâtrale et l'accomplissement technique ne cessent d'aller de pair dans un portrait qui explore, sans didactisme inutile, les facettes et les modulations psychologiques d'un personnage aussi attachant que controversé. Si l'on pourrait souligner une aisance plus évidente dans la fluidité belcantiste que dans l'héroïsme d'aigus qui privilégient l'intégrité à l'insolence du diamant, la soliste accorde, avec un instinct consommé, l'idiosyncrasie de sa voix à celle de son rôle, compensant de manière vivante les forces et les faiblesses comme un camaïeu au service du sentiment, et culminant dans une inoubliable scène finale.

Témoin d'une maturité remarquable, l'interprétation ne cherche aucunement à faire de l'ombre à ses partenaires. En Gennaro, Mert Süngü affirme un éclat juvénile qui n'oublie jamais l'instabilité affective, colorant de tendresse une émission saine et au potentiel perceptible [lire nos chroniques de L’incoronazione di Poppea, Le nozze di Teti e di Peleo et Zelmira]. Andreas Bauer Kanabas contraste de manière pertinente par un grain dense qui résume une évidente carrure patriarcale, aux confins d'une certaine épaisseur souvent fertile aux linéaments de cruauté, secondés par le Rustighello acéré de Thomas Bettinger [lire nos chroniques du 17 septembre 2016 et du 8 juin 2018]. Eléonore Pancrazi séduit par un mezzo homogène qui se concentre sur des soli déliés, équilibrant couleur et virtuosité [lire nos chroniques de L’heure espagnole, L'île du rêve et Le nozze di Figaro]. La pâte généreuse de Julien Véronèse se reconnaît dès les premières mesures confiées à Gubetta. Les comprimarii ne déparent pas. Les comparses de Gennaro et d’Orsini forment un quatuor consistant qui n'arase pas pour autant les individualités – Galeano Salas (Liverotto), Jérémie Brocard (Gazella), François Pardailhé (Vitellozzo), Rupert Grössinger (Petrucci). Du Chœur puissant et sollicité, préparé avec efficacité par Alfonso Caiani, se détachent les menues interventions d'Astolfo (Laurent Labarbe), de l'échanson (Alexandre Durand, également huissier) et la Voix hors scène de Jean-Luc Antoine.

À la tête de l'Orchestre national du Capitole, Giacomo Sagripanti épouse les ressources expressives de la partition, n'hésitant pas à faire prendre des risques aux pupitres pour les faire chanter. Fin connaisseur du répertoire italien romantique [lire nos chroniques d’I Capuleti e i Montecchi et de Ricciardo e Zoraide], le chef éclaire, sans altérer la cohérence de la lecture au fil de la soirée, les racines belliniennes des cantilènes soutenues par une psalmodie d'aède autant que la vigueur dramatique, en particulier dans les ensembles qui regardent nettement vers le premier Verdi – en somme, la direction musicale défend, à juste titre, Lucrezia Borgia comme le plus bel opus de Bellini et le meilleur du jeune Verdi.

Un mot, pour finir, sur la mise en scène d'Emilio Sagi, importée de Valence – la relégation en fin de chronique ne constitue aucun aveu. Le minimalisme pailleté des décors de Llorenç Corbella, étayé par les lumières d'Eduardo Bravo et relayé par les costumes qu’a dessinés Pepa Ojanguren – on songe aux chemises en résille noire des choristes masculins – façonnent une Venise et une Ferrare presque abstraites dans leur modernité joyeusement polie. Sur le bureau ducal, une sculpture reprenant le schéma de l'anatomie humaine par Vinci suffit à situer l'époque, sans pittoresque. Le spectacle présente une vertu qui ne devrait pas être rare à l'opéra, celle de ne pas contrarier l'épanouissement des chanteurs et de la musique. Dans cette Lucrezia Borgia, le visuel accompagne le ravissement des oreilles : l'essence dubel canto est mise à l'honneur.

GC