Chroniques

par bertrand bolognesi

l'italianità de Johann Sebastian Bach
récital Alexandre Tharaud

Festival de l'Orangerie de Sceaux
- 11 juillet 2004
transcriptions italiennes de Bach par Alexandre Tharaud à l'Orangerie de Sceaux
© dr

Sur un « grand crocodile de concert », Alexandre Tharaud, absorbant le public dans une écoute concentrée, ouvre son récital par trois concerti de maîtres italiens, transcrits pour le clavier par Bachlorsqu’il était Konzertmeister à Weimar – ces travaux sont contemporains des Suites anglaises, des Toccatas pour clavecins, ainsi que d’environ deux cents pièces pour orgue.

C’est donc à une sorte de voyage vénitien avec Bach qu’invite la première partie de ce programme. Antonio Vivaldi fait publier à Amsterdam dans les années 1712 un recueil de douze concerti constituant son Opus 4, La Stravaganza, exceptionnellement dédié à Vettor Delfino, un ami aristocrate de la Sérénissime, plutôt qu’à un grand prince régnant. Tout en s’affranchissant définitivement des dernières réminiscences de la manière romaine, il chercha manifestement à intégrer plus intimement la partie soliste à l’orchestre, contredisant en partie la démarche de son opus précédent, le célèbre Estro Armonico, et amorçant, en revanche, l’extrême raffinement des derniers cycles, comme La Cetra. Avec cette nouvelle manière de penser le concerto, il parvient à développer un lyrisme plus complet et à explorer un art moins attendu de la modulation.

Plus fin que la plupart de ses confrères, Johann Sebastian Bach comprit qu’il ne rimait à rien de se laisser aller à composer de nouveaux concerti vivaldiens, leur style demeurant entre tous parfaitement inimitable, de sorte qu’une telle tentative n’aurait pu donner naissance qu’aux innombrables et stériles paraphrases largement publiées durant tout le XVIIIe siècle. Ne résistant pas pour autant à son admiration pour leur lumineux équilibre, il transcrivit cinq des concerti de l’Estro Armonico, un cycle dans lequel trouver largement matière à son Concerto en la mineur pour quatre clavecins et orchestre BWV 1065.

Sa transcription (BWV 975) du Concerto en sol mineur Op.4 n°6 rend parfaitement compte du génie du Prete rosso. Les premières mesures de l’Allegro frappent par l’articulation exemplaire et la sonorité délicate qu’a choisies Alexandre Tharaud. Les ornements sont d’une grande douceur, parfois aux confins du son, précis et discrets. Le plus solennel Largo est donné avec beaucoup de tendresse, dans un caractère plus méditatif, tandis que le toucher exceptionnel du pianiste rebondit avec grâce sur le tout corellien dernier mouvement, dans une nuance plus dynamique que contrastée, d’une égalité incomparable.

Plus tardif et bénéficiant d’une écriture mûre, le Concerto pour violon Op.7 n°7 fit lui aussi l’objet d’une transcription de Bach (BWV 973) que Tharaud sert dans un grand souci d’équilibre et de clarté, jusqu’à en rendre fort élégamment la vélocité simple et naturelle. Après un Andante central délicatement égrainé, il perle la basse arpégée du troisième mouvement, soutenant le « tricot » infernal de la main droite. Mais attention ! Il perd son tempo en s’emportant juste avant la grande modulation.

Méchamment envié pour son génie, détesté pour son caractère réputé intraitable et volontiers d’un arrivisme dévorant, Vivaldi ne fut pas particulièrement aimé des autres musiciens. Benedetto Marcello – son rival le plus déclaré, mais aussi le plus mordant, magistrat et compositeur vénitien pourtant d’un talent suffisamment trempé pour n’avoir nulle ombre à craindre du soleil vivaldien – alla jusqu'à publier Il Teatro alla moda (1720), pamphlet terrifiant de drôlerie, où Vivaldi (entre autres victimes) est peint le plus satiriquement qui soit. Alessandro Marcello, le frère aîné de Benedetto, moins engagé dans la bataille et surnommé (non sans une pointe de mépris) il dolce par le cadet, écrivit de charmantes sonates et cantates, dans un style souvent plus respectueux des traditions. Ainsi le recueil La Cetra, cycle de six concertipour hautbois et cordes dont Bach fait la transcription (BWV 974) du Concerto en ré mineur. Alexandre Tharaud s’évertue à en révéler des fascinantes qualités vocales, dans un moelleux déroutant et une articulation précise. Si le premier mouvement est exquisément chantant, le second est énoncé comme une pudique confidence qui ne livre toutefois rien de ses secrets. Le pianiste se joue comme personne de la difficulté de maintenir un même et seul impact aux accords de main gauche, en révélant avec évidence la richesse de l’écriture polyphonique. Plus nettement orchestrale, la dernière partie se colore finement.

C’est avec le Concerto italien BWV 971, autrement dit Concerto nach italienischem Gusto, que s’achève la première partie du récital. Après ces trois transcriptions, on n’entend plus cette œuvre de la même oreille. Elle apparaît alors comme une sorte de radicalisation et de somme des procédés précédemment rencontrés. Le premier mouvement est abordé dans une relative sécheresse, sans « blabla », tandis que l’Adagio central développe des pianississimi extraordinaires. Dans le parc, le chant de la pluie vient se fondre avec le motif obstiné de la main gauche, puis Tharaud se lance dans un final soudain violent auquel il donne de surprenantes allures de Sinfonia d’ouverture de quelque drama per musica.

L’averse calmée, il donne une seconde partie française, avec quatre pièces de François Couperin. Le carillon de Cithère se pose délicatement, développant une sonorité plus ronde, sensuelle et moelleuse pour Les jumèles, retenant cependant ce qu’il pourrait donner – un trait constant du jeu de Tharaud, tel que constaté dans son intégrale Ravel parue cet hiver [lire notre critique du CD]. Les baricades mystérieuses sont moins satisfaisantes, largement « embrouillardées » par une utilisation excessive des pédales (l’on n’en comprend plus grand’chose). Une ornementation intelligente et une articulation de haute voltige viennent briller Les maillotins.

Pour finir, nous entendons la Suite en la de Jean-Philippe Rameau, jouée avec une expressivité inattendue. Le pianiste entretient un relief permanent, dans un confort d’écoute nouveau, osant de vrais f pleinement exprimés. Si la Sarabande s’avère aimable, le son s’enfle peu à peu dans Les trois mains, de plus en plus présent, jusqu’à la brillante vélocité de La triomphante. Magistralement exposée, la Gavotte affirme des doubles fâcheusement brutaux.

Remerciant le public enthousiaste, Alexandre Tharaud livre généreusement trois bis (qu’accompagnent de doux chants d’oiseaux) : le Menuet de Tombeau de Couperin de Ravel, dans une lecture pudique et retenue, Les sauvages extrait de la Suite en sol de Rameau, puis une dernière page italienne en guise d’au revoir.

BB