Chroniques

par david verdier

Liederabend Franz Josef Selig
Moussorgski, Schubert et Wolf

Opéra national de Paris / Amphithéâtre Bastille
- 29 novembre 2012
Liederabend Franz Josef Selig
© anne hoffmann

En matière de récital, l'intelligence d'un programme est souvent le corollaire d'une soirée réussie, surtout quand l'œil n'a pour se consoler qu'une austère binarité : une voix, un piano. Il faut ajouter que les paysages imaginaires qui parcourent un Liederabend exigent d'un interprète bien plus qu'une maîtrise technique et des effets virtuoses pour se déployer librement. Pour l'avoir souvent entendu sur scène, on ne saurait reprocher à Franz Joseph Selig de manquer de cette stature et cette densité vocale qui font les grands interprètes. L'entendre aujourd'hui dans la dimension intime du Lied permet de juger de son talent de chanteur « littéraire », sans pouvoir se replier sur les artefacts du jeu théâtral pour y dissimuler quelques faiblesses.

Des trois noms qui servent de repère durant la soirée, celui de Moussorgski semblera le moins coutumier. Une unité thématique relie ses Chants et danses de la mort aux Lieder de Schubert et de Wolf, lien funèbre et tragique qui incombe en partie au timbre de l'interprète – en partie seulement, car si l'atavisme mélodique d'une voix de basse ne conduit pas naturellement à la légèreté des sujets et du registre musical, on relève ici les caractéristiques d'un romantisme morbide et quasi baudelairien par endroits.

Le piano de Gerold Huber n'est pas simplement cet inoffensif velours digital qu'on entend souvent dans le Lied. Il faut entendre, dès Auf der Donau, avec quelle subtilité jamais inutilement sophistiquée il varie les épaisseurs de notes sous les inflexions de la voix afin qu'elle se présente sous le meilleur angle possible. De la même manière qu'une prise de vue photographique serait ruinée par un éclairage médiocre, ce piano-là sait instinctivement se placeroù la voix le demande pour que le texte surgisse avec sens et netteté.

Le premier groupe des Schubert est abordé avec le ton grave et narratif de ces sujets qui effraient les enfants. D'un froncement de sourcil, le timbre sombre projette à travers cette laterna magica proustienne des images macabres où la mort est une image d'Épinal qui dialogue avec le poète. Avec les Michelangelo Lieder d'Hugo Wolf, la méditation s'introvertit autour de la fugacité de l'existence, hors de toute allégorie macabre. Tant sur la montée finale de Wohl denk ich oft que dans la longueur de souffle d'Alles endet was entstehet, on a rarement entendu pareille concentration. Sans les abysses marmoréennes d'un Kipnis, et avec une personnalité totalement différente d'un Hotter ou d'un Fischer-Dieskau, cette trilogie rejoint sans hésiter les meilleures pages de notre herbier discographique.

Le retour à Schubert fait presque office d'intermède, tant sur le plan musical que thématique ; sur fond de naïveté et d'humour noir, la mort ressurgit dans Totengräbers Heimweh (La nostalgie du fossoyeur). On pourrait sourire de ces histoires de déploration et d'ensevelissement, de même que dans Der Wanderer, la profondeur du timbre de Franz Josef Selig l'emporte sur le contenu ; il s'en tient à un art de diseur qui n'est pas encore celui, bouleversant, du narrateur du Voyage d'hiver. Les trois Harfenspieler de Wolf répondent à la trilogie des Michel-Ange. Ils emportent une fois de plus la palme d'une expressivité taillée sur mesure à cette voix qui ne joue pas d’une gravité appuyée et sait placer le secret de sa séduction dans le naturel de la ligne et la spontanéité des images mentales que le texte suscite, en particulier dans des vers aussi difficiles que « Wer nie sein Brot mit Tränen aß ».

Après de tels sommets, on pourrait presque regretter qu'il ne donne pas toute l'énergie tellurique qu'on attendait dans Gruppe aus dem Tartarus ou Prometheus. Ce serait faire preuve d'une grande ingratitude que de ne pas reconnaître le redoutable défi d'entamer la seconde partie avec ces incandescents brasiers, parmi les plus beaux de Schubert et sur des textes magnifiques de Goethe et Schiller. Le rare Grenzen der Menschheit jette un jour sulpicien sur ces déchaînements et ces invectives, permettant ainsi à la voix de descendre prudemment dans un registre plus commode pour aborder les Chants et danses de la mort (Песни и пляски смерти).

Rarement donnés en concert, ces quatre mélodies de Moussorgski forment un groupe narratif de quatre saynètes qu'on pourrait comparer à des ex-voto naïfs peints dans un style rugueux dans le seul but d'enseigner les passants sur la toute-puissance de la mort. Franz Josef Selig ne perd jamais de vue la concentration du timbre mais y ajoute une étonnante capacité à caractériser un dialogue – Колыбелььня (Berceuse) – ou imiter le ton sardonique et railleur de la mort qui rappelle l'homme à son destin dérisoire – Трепак (Trépak) et Полководец (Le chef d'armée).

Ces courtes visions pessimistes sont autant de microcosmes musicaux que prolonge parfaitement en bis le très sombre et recueilli Wandrers Nachtlied I de Schubert. Tant de splendeurs ne font qu'aiguiser légitimement notre appétit. On peut espérer entendre ces deux musiciens dans les Vier ernste Gesänge (Brahms) ou mieux encore… die Winterreise.

DV