Chroniques

par gilles charlassier

Les vêpres siciliennes
opéra de Giuseppe Verdi

Grand-Théâtre, Genève
- 4 mai 2011
Les vêpres siciliennes de Giuseppe Verdi photographié par Monika Rittershaus
© gtg | monika rittershaus

Bien que beaucoup suivent encore l’avis de leur Kobbé jauni, lequel considérait l’ouvrage comme un maillon faible dans l’œuvre de Verdi, les Vêpres siciliennes connaissent, ces dernières années, un regain d’intérêt de la part des théâtres lyriques européens. Rien que cette saison, ce ne sont pas moins de quatre nouvelles mises en scène qui sont proposées – Parme, Turin et Naples en plus de la présente coproduction étrennée à Amsterdam en septembre dernier. Le premier opéra français de Verdi est désormais de plus en plus souvent donné dans sa langue originale (c’est le cas ici à Genève, comme bientôt à Naples), et c’est heureux, même si les divergences avec la version italienne relèvent essentiellement de la variation linguistique, à l’inverse de Don Carlos, où les remaniements sont nettement plus marqués.

Occupant une place charnière dans le parcours du compositeur, l’ouvrage rassemble les différents visages de son inspiration, au risque de prendre une allure parfois composite. On retrouve dans les chœurs la veine « patriotique »qui innerve Nabucco, Attila ou Macbeth. L’écriture puissante et idiomatique nous vaut une scène finale spectaculaire, d’une violence expressive exceptionnelle. Les scènes de liesse avouent la dette envers La Traviata, tandis que la grande scène de Guy de Monfort au troisième acte annonce l’approfondissement psychologique de l’archétype du pouvoir opéré dans Don Carlos.

Cette position singulière renseigne également l’évolution du genre lyrique.
La balance des rôles dévolus respectivement aux chœurs et aux ensembles en est l’exemple le plus saillant. Tandis qu’en ses baroques débuts l’opéra italien privilégie presque exclusivement les chanteurs, la tragédie lyrique française, suivant son antique et hellénique modèle, donne aux chœurs un statut de contrepoids dramatique. Gluck, avec sa réforme, amplifiera la portée expressive de ce personnage, sans remettre en cause son relatif statisme, intemporel et monolithique. Le grain de sel est apporté par Rossini, lequel assouplit l’opposition entre la masse chorale et les solistes, en élargissant considérablement la part des ensembles, moyen terme où l’émotion individuelle se confond avec ses semblables, dans un ordonnancement contrapuntique, enrichissant la texture sonore de lignes à l’importance dramatique à peu près équivalente.

De cet héritage dont se nourrit tout le bel canto italien, le grand opéra à la française va restructurer les rapports entre airs, ensembles et chœurs d’une manière à nouveau plus figée, tandis que Verdi conservera la souplesse d’organisation tout en procédant à une hiérarchisation dramatique des voix. Avec la tradition française, le compositeur italien rencontre presque une cousine stylistique, et l’adaptation aux exigences génériques auxquelles il a dû se plier le poussera à aller plus dans la caractérisation collective des personnages, dont Monfort est le premier exemple significatif.

À l’évidence, Christof Loy a montré plus d’intérêt à la composition théâtrale. Dédaignant la logique musicale, le metteur en scène allemand translate l’ouverture après le premier acte, juste avant le retour de Procida au pays. Les thèmes associés à la nostalgie patriotique et la révolte trouvent une correspondance visuelle sur un mur vidéographique de visages, ceux des protagonistes, dont les traits s’altèrent jusqu’à une juvénilité retrouvée en même temps qu’un paradis perdu, et qui observent le spectateur avec des sourires familiers. C’est que la lecture ici proposée se concentre sur les relations consanguines qui relient les personnages entre eux, resserrant la grande fresque historique (le sursaut des Siciliens contre l’occupant français à Palerme en 1282) autour d’un drame bourgeois, trahissant et Verdi et le genre du grand opéra.

La grande réussite du travail réalisé se limite au traitement du ballet des quatre saisons au troisième acte. Contraint par le cahier des charges, le compositeur italien a écrit une musique élégante et rythmée, mais passablement étrangère à la réticularité motivique du reste de l’œuvre. Cette exogénéité justifie souvent le parti d’éluder le divertissement, quoique l’écoute n’en demeure pas moins ravissante. Loy transforme l’extériorité dramatique en évocation de l’enfance d’Hélène, Henri et Frédéric, le frère assassiné. L’argument scénographique supporte mieux le concept que la réalisation chorégraphique, où l’indigence du matériel utilisé par Thomas Wilhem (une note, un pas, nul n’oserait cela dans une soirée de ballet) le dispute à la vulgarité des images, qui arrive à son acmé le long de la table de la cuisine, dans une simulation copulatoire accessoirement panée. Ni les décors gris et blancs de Johannes Leiacker (si l’on excepte les panneaux de tapisserie fleurie couleur curry qui ceignent le foyer familial aux temps radieux de l’enfance et de l’innocence), ni les costumes Italie années cinquante d’Ursala Renzenbrink ni les lumières de Bernd Purkrabek ne viennent contredire la cohérence d’une vision appauvrie des Vêpres Siciliennes.

S’il est une qualité que l’on ne peut retirer au plateau vocal, c’est la maîtrise de la langue de Molière. La prosodie de l’œuvre n’est pas exemplaire (en la matière Verdi atteindra la plénitude de ses moyens dans Don Carlos) et l’ensemble des interprètes se montre plutôt à la hauteur. Dominant largement ses partenaires, Tassis Christoyannis fait du sombre Guy de Montfort un homme partagé entre son amour paternel et son inflexibilité d’homme d’état (grimé au troisième acte en Louis le quatorzième donnant audience à son fils, caricature du pouvoir despotique et absolu que le gouverneur est censé incarner), et cela de manière sensible. La richesse du timbre, la sureté du legato – magnifiant le grand air, Au sein de la puissance – ne sont pas étrangers à cette efficacité. À l’évidence Malin Byström n’a pas l’opulence des moyens requis par le rôle. L’acidité de la voix et l’émission resserrée pénalisent l’air du premier acte, Du courage, tandis que la légèreté de l’instrument lui permet de faire face à la vélocité du boléro du cinquième, Merci jeunes amies. Fernando Portari (Henri) se révèle très irrégulier tout au long de la soirée, souffrant d’une émission aussi instable que l’accentuation. Bálint Szabó a tout de la basse profonde qui sied à Jean Procida, excepté une luminosité qui ferait sortir O toi Palerme d’une grisaille mnésique. Jérémie Brocard remplace Sami Luttinen souffrant, le Sire de Béthune initialement distribué. Christophe Fel apparaît en Comte de Vaudémont, aux côté de Clémence Tilquin, Ninetta. Les rôles de Danieli et Thibault reviennent respectivement à Fabrice Farina et Hubert Francis. Sadiques, Guillaume Antoine et Vladimir Iliev le sont assurément en Robert et Manfroid.

Les chefs français semblent décidément éprouver quelques délicatesses avec l’idiome verdien [lire notre chronique du 3 mai 2011]. Yves Abel peine à trouver ses marques avec la partition et l’Orchestre de la Suisse Romande en pâtit. On oubliera la bousculade contrapuntique que nous a laissé entendre le chœur dans la scène de l’enlèvement (Acte II), massacrant les siciliennes avant les vêpres, pour retenir l’honnêteté du travail de Ching-Lien Wu à la tête du chœur du Grand-Théâtre de Genève.

GC