Chroniques

par laurent bergnach

Les années
spectacle de Jeanne Champagne

Théâtre 71, Malakoff
- 16 novembre 2016
Jeanne Champagne adapte pour la scène Les années d'Annie Ernaux
© benoîte fanton

Jeudi 28 janvier 1999, dans un journal qui garde la trace de ses tâtonnements littéraires, Annie Ernaux écrit : « j’ai pensé sérieusement à une autobiographie faite uniquement de chansons et de photos, peut-être aussi des expressions » (in L’atelier noir, Éditions des Busclats, 2011). À bien des égards, Les années (2008) est l’aboutissement d’une envie ancienne (1982) de retenir ce que menace le néant, de mêler histoire(s) et Histoire en cherchant le collectif derrière l’individuel, de façon quasi documentaire (« autobiographie vide ou objective »).

Dans cette vaste fresque qui débute avec l’après-guerre, dans une France du « déjà commencé » – comme dirait Foucault –, « on » remplace « je » pour suivre une petite fille née en 1940, que « la mémoire des autres [place] dans le monde ». À table, on parle de la femme tondue à la Libération, qu’on peut montrer du doigt ; pas d’Hiroshima. S’il survit à la tuberculose, un enfant galeux grandit parmi des objets acquis avant les conflits, sans eau courante ni électricité, aux mains de la religion qui le prépare au mariage, et de l’école, lieu de soumission absolue. Soudain, un nouveau monde voit le jour, fait de matières inédites (plastique, tergal, formica) et d’horizons séduisants (cinéma, magazines).

Attentive aux sous-entendus, l’adolescente découvre aussi un autre univers, celui de la sexualité, en phase avec sa propre mutation. Tout en évitant le « mauvais genre » décrié par les aînés, elle choisit de s’en « donner un », surtout pour masquer son origine sociale (café-épicerie d’Yvetot). L’arrivée du transistor apporte un sentiment de liberté qui précède un dépucelage hasardeux (1958) puis un avortement clandestin (1964). Quant à lui, le téléviseur avertit la jeune mère, un bébé dans/sur les bras, que le printemps 1968 révolutionne ce qu’on pensait immuable (famille, prison, psychiatrie), donnant la parole à qui ne l’avaient pas… comme les femmes. En avril 1971, trois cent quarante-trois d’entre elles reconnaissent avoir avorté dans des conditions dangereuses, s’exposant ainsi à des poursuites pénales – Beauvoir, Deneuve, Duras, Moreau, Sagan, Varda, et l’avocate Gisele Halimi qui décida une grève de la faim à treize ans pour ne plus avoir à faire le lit de son frère... La fin du secret donne la force de briser soi-même les chaines de la transmission et de la normalité qui nourrissent mensonge, peur et honte.

Proche de Brecht, Handke et Duras, Jeanne Champagne l’est davantage des textes d’Ernaux, plusieurs fois adaptés pour la scène. Ici, elle choisit l’accumulation visuelle et sonore, fidèle à la polyphonie du livre original dont les pages récentes sont occultées, ainsi qu’au fonctionnement mémoriel. Tableau noir, petit et grand écrans recueillent quelques mots – le spectacle s’ouvre avec une citation de Trois sœurs (Tchekhov) sur le regard des hommes futurs – mais surtout photos privées et publiques, ainsi que films d’archives illustrant le récit. Les vêtements se succèdent et les objets s’entassent.

La bande-son musicale est très présente, qui oppose l’immémorial (accordéon, cloches d’église) aux « madeleines » générationnelles (Dario Moreno, Annie Cordy, Mouloudji et Les compagnons de la chanson, avant l’apogée de Presley et des Beatles.). On l’aura compris, à part un extrait du Musikalisches Opfer (Bach), l'art populaire est omniprésent dans cette évocation des Trente glorieuses. Deux comédiens le portent surtout, dynamisant l’ensemble. Avant de murir en entonnant l’hymne du M.L.F., sur l’air allemand du Chant des déportés ou Chant des marais (Börgermoorlied, 1933), Agathe Molière fredonne comptines espiègles (Bonjour Guillaume, Cueillons la rose), couplets de banquet (Étoile des neiges) et classiques scouts (Aux premiers feux du soleil). S’il joue de la flûte à bec à l’occasion, pour accompagner Mon beau sapin de façon paternaliste, Denis Léger-Milhau prête sa voix claire et sûre à des chansons d’époque (Ah ! Le petit vin blanc, Fleur de Paris, L’hirondelle du faubourg ou l’anarchique Tout ça parc' qu'au bois d'Chaville), mais encore à une publicité pour Dop ou au générique des Chevaliers du ciel, contribuant à étoffer les repères qui balisent une vie de souvenirs.

LB