Chroniques

par bertrand bolognesi

Le vin herbé
oratorio de Frank Martin

Deutsche Staatsoper Unter den Linden (saison hors les murs) / Schiller Theater, Berlin
- 22 avril 2014
Le vin herbé, oratorio de Frank Martin, au Schiller Theater de Berlin
© hermann und clärchen baus

À la fin des années trente, le compositeur suisse Frank Martin se penche sur l’œuvre du médiéviste français Joseph Bédier, Le roman de Tristan et Iseut, paru à l’aube du siècle. C’est plongé dans la méditation des épisodes du récit légendaire, puisant aux sources les plus anciennes, que le trouve la commande du Zürcher Madrigalchor qui souhaite une œuvre pour douze voix solistes dont l’exécution devrait occuper une demi-heure environ. Tout naturellement, Martin imagine de la réaliser à partir du Philtre, quatrième chapitre de l’épopée amoureuse. Cette première mouture est créée en avril 1940. Concevoir dans la concision et pour un effectif instrumental limité s’étant avéré une expérience passionnante, le musicien caresse l’idée de compléter la chose par deux autres parties du Tristan de Bédier : La forêt du Morois (chapitre 9) et La mort (chapitre 19). Il ajoute un prologue et un épilogue.

Ainsi se construit Le vin herbé, oratorio profane et chambriste d’une centaine de minutes par lequel Frank Martin s’est emparé de la légende de Tristan et Iseut par une sorte de lucide modestie de moyen volontairement à l’opposé du faste de Bayreuth, alors instrumentalisé dans la vaste récupération de Wagner par les nouveaux maitres de l’Allemagne, ceux-là même qui avaient mis le feu à l’Europe. De fait, Le vin herbé est achevé durant les plus noires années du conflit mondial. Tandis qu’au dehors gronde l’orage, le compositeur se réfugie dans la légende, pesant certains apports sériels qu’il intègre à son écriture avec une indépendance toute personnelle, une distance farouche. Histoire d’amour et de mort, ce Tristan et Iseut petit format est un joyau discret dont l’ascétisme fait mouche. Il est créé à Zürich au printemps 1942, avant de connaître la scène au Salzburger Festspiele, en 1948, sous la direction de Ferenc Fricsay.

Dans la nuit du 23 novembre 1943, un bombardement sur Berlin détruit le Schiller Theater. Ce soir, le cadre de scène évoque nettement le frontispice ajouté en 1938 par Baumgarten dans le goût simpliste et monumental nazi. De fait, un rideau en partie brûlé est tiré en début de représentation, révélant la brique noircie, une échelle oubliée et la grande porte du plateau, celle dont habituellement on use pour faire entrer les éléments de décor dans ce type d’établissements. Il neige sur la scène ; c’est le début de l’hiver brandebourgeois, particulièrement rude cette année-là, et le toit s’est envolé. Douze personnes, sous une vêture années quarante, sont réunies autour d’un brasero. Pour échapper à l’horreur, elles donneront Le vin herbé, comme pour donner raison à la légende, souvent sereine, plutôt qu’à l’Histoire, atroce toujours.

Katie Mitchell signait il y a onze mois cette mise en scène d’une extrême délicatesse qui invite le public dans la mémoire du théâtre où il s’est rendu, celui où nous nous trouvons et qui, depuis l’automne 2010, accueille les soirées de la Deutsche Staatsoper durant les travaux de restauration du prestigieux opéra Unter den Linden. Profitant de la nature entre drame et récit de l’œuvre de Martin, Mitchell convoque les ensembles vocaux dans une sorte de solidarité du « vaisseau-scène » pour mettre en situation les rôles nommés, de même que livret et partition leur réservent une narration à l’antique. On peut aisément imaginer que ce groupe s’apprêtait à jouer Tristan und Isolde, après tout, ce qu’est venu définitivement entraver la catastrophe. À leur manière, dépouillée et ingénieuse par obligation, ces survivants en donneront tout de même l’essence, envers et contre tout – parce que l’art DOIT s’accomplir, plus important que toutes les guerres. James Farncombe ménage une lumière savante ne quittant jamais une demi-teinte qui flirte avec la pénombre, où le vacillement des veilleuses supplée les bienfaits de la fée Électricité (forcément mise à mal). L’urgence condense l’action, invente des mondes, stimule l’imaginaire, faisant régner sur scène une efficace fièvre, conduite par le mythe, éternel.

Huit instrumentistes de la Staatskapelle Berlin colorent le dire, sous la battue avisée de Franck Ollu. Précision et sensibilité sont au rendez-vous d’un rite d’amour et de mort (« Iseut, amie, et vous, Tristan / c’est votre mort / que vous avez bue »), du partage du philtre en mer à l’admirable persistance d’une certaine ronce à enlacer les tombeaux de sa floraison obstinée, en passant par le bannissement chez les lépreux, la fuite dans la forêt, la restitution de l’amante à son roi, une séparation de trois ans, interminable, les épousailles avec l’autre Iseut, celle aux blanche-mains, enfin la blessure, la trahison, l’âme rendue. Le charme du breuvage habite un certain solo de violon, d’un lyrisme envoûtant, quand l’âpre violoncelle accompagne la royale jalousie.

La cohésion et l’harmonie des voix choisies contribuent elles aussi à faire de cette soirée l’une des très grande qu’il nous fut donnée de vivre depuis bien longtemps. Chacune intervient dans les ensembles et se voit confier un rôle, par intermittence, en quelques sortes. Des trois alti, Virpi Räisänen est une Iseut-aux-blanches-mains avantageusement timbrée et Katharina Kammerloher donne une Mère chaleureuse. Chez les basses, on retrouve Jan Martiník en robuste Hoël [lire notre chronique du 16 avril 2014], tandis que Ludvig Lindström campe un Roi Marc joliment phrasé. L’ami Kaherdin bénéficie de la lumière ambrée du ténor Peter Gijsbertsen, quand son pendant féminin, la complice Branghien, est portée par le chant fort musical de la Croate Evelin Novak. Une seule réserve : le désir d’une diction fluide, nourri par le compositeur, n’est guère comblé par une prononciation laborieuse et parfois même obscure de la langue française. Mais enfin, les deux amants font exception, à l’instar de leur prestation vocale somptueuse : Matthias Klink livre un Tristan vaillant et habité quand l’exceptionnelle Anna Prohaska offre une bouleversante Iseut-la-blonde.

La distanciation de l’Épilogue ne suffira pas à sortir le mélomane de l’émotion. Qu’il garde à l’esprit que « les bons trouvères… », à l’antan desquels il n’est fait allusion que par la robe du final, « …ont conté ce conte pour tous ceux qui s’aiment, non pour les autres ». À méditer.

BB