Chroniques

par bertrand bolognesi

le stylet du poète ou le piano de Nikolaï Lugansky
œuvres de Bach, Chopin, Debussy et Rachmaninov

Festival international de Piano de La Roque d’Anthéron / Parc du Château de Florans
- 2 août 2009
Nikolaï Lugansky, le stylet du poète
© james mac millan | onyx

Après avoir donné dimanche soir le Quatrième de Beethoven, Nikolaï Lugansky gagne une nouvelle fois l’étang pour une soirée de récital ouverte par la Suite bergamasque de Debussy. Dès le Prélude, il rend à la musique russe ce qu’elle inspirait au compositeur français, tout en ciselant une fragrance discrète d’italianità à chacune des quatre pages. L’énonciation s’y fait souple, fort parcimonieux l’usage de la pédale, dans une relative austérité de couleur. Le Menuet révèle la maturité du pianiste, mariant une précision remarquable, des frappes exactement choisies, sans préciosité pour autant, à un sens musical porté vers un très haut degré de raffinement. On goûte l’égalité médusante du cantabile central – aux allures de choral orthodoxe ? D’une sereine délicatesse, Clair de lune s’avère incroyablement inspiré, tandis que Passepied bénéficie d’une formidable régularité hypnotisant l’écoute.

L’Allegro maestoso qui introduit la Sonate en si mineur Op.56 n°3 de Chopin se trouve ensuite servi par une gracieuse clarté, usant sans abuser d’un phrasé profondément respiré. Sous les doigts de Lugansky, c’est Debussy que l’on retrouve dans les brumes du Scherzo ! Après une conclusion de second mouvement rigoureusement ciselée, le Largo se présente comme un pudique lamento d’opéra ancien qui emprunterait ses manières à quelque déploraison sacrée, renouvelant sans cesse son inflexion. Le choc du Presto final s’en ragaillardit dans la fluidité du thème, exposé en un velours indicible qui « s’envinaigrant » va son chemin. Une vigueur inattendue empoigne génialement la conclusion.

La nuit s’est faite plus noire, les cigales se sont tues. Lugansky se lance dans trois extraits de la Partita en mi majeur pour violon n°3 BWV 1006 de Bach transcrite pour le piano par Sergueï Rachmaninov. Au Prélude lumineux succède la Gavotte qui, ce soir, sonne comme une réminiscence ravélienne – de ce Ravel qui rend hommage à Couperin –, puis la tonique Gigue.

Rachmaninov, toujours, avec ses Études-Tableaux Op.33 achevées en 1911. On l’a souvent écrit : Nikolaï Lugansky se démarque radicalement de la plupart de ses confrères dans son interprétation du compositeur. De cette musique, souvent conçue comme nostalgique, pour ne pas dire « sentimentale » ou encore kitch, il souligne volontiers la modernité ou, plus humblement, la contemporanéité avec celles de Prokofiev et Stravinsky. Ici, l’Étude en fa mineur n°1 (Allegro non troppo) lorgne vers ceux-là tout en partageant des secrets debussystes. Lugansky rend poétique, mais sans « blabla », l’ut majeur n°2 (Allegro), s’attelant ensuite avec superbe au caractère improvisato de l’ut mineur n°3 (Grave). L’Étude en ré mineur (Moderato) devient une histoire qu’il raconte sans trop en faire, accordant au Non allegro (ré bémol mineur n°5) une fluidité et une puissance de contrastes décoiffantes, largement orchestrales. Les chères cloches de la sixième Étude (Allegro con fuoco) font bientôt place à l’élégie contrariée de la pénultième, jouée dans une approche infiniment sensible et tendre, tandis que les cloches – toujours les cloches ! –concluent le cycle en apothéose à toute volée, comme d’apocalypse.

Le public ne s’y trompe pas et, parce qu’il lui fait fête, Lugansky offre trois bis : un prélude de Rachmaninov, une étude de Chopin et, comme pour refermer la boucle initiée près de deux heures plus tôt, la seconde Arabesque de Debussy, glissant ce soir sur une impalpable soie.

BB