Chroniques

par bertrand bolognesi

le répertoire choral à l’honneur
Berio, Boyd, Ligeti, Nono et Stockhausen

Cornelius, Dufay, Mahler, Mendelssohn, Ravel et Schumann
Biennale d’Art vocal / Cité de la musique, Paris
- 2 et 8 juin 2003
Laurence Equilbey photographiée par Jean-Louis Bergamo
© jean-louis bergamo

À l’initiative de Laurence Equilbey, qui sut batailler et convaincre les services publics de la suivre dans cette nouvelle aventure, la Cité de la musique lance la toute première édition d’un festival de musique chorale qui, durant une bonne semaine, présentera des concerts qui couvriront une large part de l’histoire de ce répertoire, puisqu’on y entend aussi bien les contemporains que les romantiques, les baroques, les musiques de la Renaissance et quelques emprunts au répertoire populaire (chœurs d’Amérique Centrale, d’Amérique du Sud, de Cuba, polyphonies corses, chants bulgares, etc.). Cette première Biennale d’Art vocal organise également une master class destinée aux professionnels, dirigée par Daniel Reuss (chef du RIAS-Kammerchor de Berlin et de la Cappella d’Amsterdam) et Anders Eby (professeur de direction à l’Université de Stockholm).C’est l’occasion de faire le point sur les efforts fournis en France dans le domaine choral et sur les buts restant à atteindre, au regard de la large participation de formations étrangères. Nombreux sont les ensembles au rendre-vous : À Cœur Joie, A Filetta, Les Cris de Paris, Adolf Fredriks Flickkör, Chœur de Chambre de Rouen, Concerto Italiano, Les Eléments, Entrevoces, Eric Ericson Kammarkör, Huelgas, Jeune Chœur de Paris, Mikrokosmos, Poème Harmonique, RIAS-Kammerchor, The Sixteen, Chœur de Chambre Vassil Arnaoudoc de Sofia, Voix Mêlées et, bien sûr, Accentus. Saluons également la commande d’œuvres aux compositeurs Julien Copeaux, Franck Krawczyk, Philippe Hersant, Thierry Machuel, et Caroline Marçot.

Le premier des concerts de la Biennale s’ouvrit sur l’évocation d’une perte qui attriste musiciens et mélomanes, ces derniers jours : Luciano Berio nous a quitté, au terme d’une épuisante maladie. Non sans émotion, Laurent Bayle le salue une dernière fois sur la scène de la Cité de la musique, parlant de leur collaboration pour l’édification récente de la Cità della Musica à Rome dont le compositeur avait été le moteur. Accentus engage la soirée par un hommage rendu au maître, une courte chanson d’amour sicilienne transcrite pour chœur mixte par Berio en 2002 dont la mélodie mêle onomatopées et chuchotements à des lignes plus strictement musicales, avec une fraîcheur étonnante.

Nous entendons ensuite de la musique romantique pour chœur, puisque Laurence Equilbey a choisi de jouer quelques pièces de Peter Cornelius en première partie. Ainsi les trois Psalmlieder écrits à partir de mouvements instrumentaux de Bach, dont l’interprétation se révèle plus dix-neuviémiste que recueillie comme le texte pourrait le suggérer. Déchirements lyriques pour Busslied, sérénité fragile pour clore An Babels Wasserflüssen et retenue joliment nuancée sur Jerusalem. D’une grande force expressive, l’étrange Requiem sur un poème de Heine surprend par sa modernité, annonçant Weill et Eisler. De même Der Tod, das ist die kühle Nacht amène-t-elle logiquement Gustav Mahler dont on joue la transcription par Clytus Gottwald du Lied Augen von meinem Schatz que cette formation avait donnée le 17 mai en bis d’un programme consacré à Ligeti. La version de ce soir semble plus âpre, avec une première strophe assez crue, une retenue tendue pour la suite, servie de sons bouches fermées d’une tenue exemplaire pour finir. Une nouvelle fois, cette équipe signe un beau travail, même si l’on eut aimé peut-être une expression plus recueillie dans certaines pièces. Cependant, le pupitre des ténors s’avère problématique, peu souvent exactement juste, ce qui nuit au soin d’une précision appréciable, entretenu par ailleurs.

La seconde partie de cette première soirée s’attelle au Welt-Parlament, scène grotesque composée il y a sept ans par Karlheinz Stockhausen qui constitue une infime partie de ses vastes Sept journées. Comme souvent, il s’agit d’une œuvre induisant le jeu théâtral. Ainsi entrent en scène des robes fantaisistes aux couleurs criardes, des gens étrangement coiffés, des cols de chemises relevés, gilets rouges, boa noir, cravate jaune, collants vermillions, etc. Jean-Pierre Ravoux est le président à la fois autoritaire et mondain de ce parlement dérisoire et auto-complaisant. Les artistes savent intéresser à l’œuvre, quoique nous nous en trouvions guère plus convaincu, l’immense projet de Stockhausen demeurant construit de bric et de broc.

Jeudi, c’est au Normand d’Italie que l’ensemble Huelgas consacre l’un de ses concerts. Il reste assez rare d’entendre les Motets isorythmiques de Guillaume Dufay. Le préprogramme en annonçait l’intégralité ; finalement, neuf des treize seront donnés.Le compositeur du XVe siècle est d’abord connu du public pour ses messes dont le cantus firmus inventait un cadre commun à chaque section de la célébration. On compte aussi de fréquents emplois détournés de la verve populaire dans sa musique religieuse, ce qui alors constituait une nouveauté. Dufay fait figure de moderne en son temps. Si L’Homme armé ou la Messe de Tournai sont régulièrement joués, il n’en va pas de même des somptueux et difficiles Motets isorythmiques composés pour diverses circonstances, dont la construction savante de certains renvoie au chiffrage d’architectures religieuses, comme c’est le cas de Nuper rosarum flores dont la structure traduirait l’édification par Brunelleschi de la coupole de Sainte Marie des Fleurs à Florence, inaugurée le 15 août 1436 avec cette pièce. L’exécution de ces pages reste exigeante. Certains départs sont d’une complexité terrible, et les mélismes de quelques Amen nécessitent une technique redoutable Sous l’intelligente impulsion de Paul van Nevel, les artistes d’aujourd’hui s’y sont avantageusement illustrés.

Le même soir, nous apprécions l’excellent RIAS-Kammerchor de Berlin qui borde de flots contemporains un îlot romantique. L’on goûte cette formation dans des effets de masse chorale réussis autant que dans des jeux chambristes plus subtiles à travers deux Motets Op.78 de Mendelssohn et les Doppelchörige Gesänge de Robert Schumann, proclamant le troublant « ...Lorsque j’agis, lorsque je compose, Tu m’ouvres la voie... » de Talismans de Goethe sans que le musicien s’attarde à prendre en considération le désarroi du poète. C’est une habitude chez Schumann de tant détourner le vers qu’il en délaisse certains sens –de quelle folie parle Goethe, par exemple ?... il est à parier que le musicien s’en fiche. Daniel Reuss a choisi Ich bin der Welt abhanden gekommen de Mahler transcrit pour chœur par Gottwald, qu’il donne en grande pudeur, dans une digne retenue. Voilà pour la partie ancienne de ce concert.

En ouverture est donné As I crossed a Bridge of Dreams composé il y a une trentaine d’années par la musicienne australienne Anne Boyd qui s’inspirait alors du journal intime de Madame Sarashina (Japon, XIe siècle) qui fécondera également une œuvre de Péter Eötvös portant même titre. Par endroit assez proche de certaines pages « planantes » (osons le mot) de Morton Feldmann, l’œuvre séduit le public par ses effets de moires hypnotiques. Grand plaisir à réentendre Sarà dolce tacere, poème de Cesare Pavese mis en musique par Luigi Nono en 1960, surtout dans une interprétation si précise, sensible, aux attaques particulièrement contrastées qui met en relief son statisme désolé.

Pour finir, le RIAS donne les trois Fantaisies d’après Friedrich Hölderlin composées par György Ligeti en 1982 pour le chœur de la Radio Suédoise et Eric Ericson. Ainsi prolongeons-nous l’expérience Ligeti des concerts du mois de mai [lire nos chroniques des 17, 23, 24 et 26 mai 2003]. Dans ces fantaisies, le musicien associe les textes de Hölderlin à ses souvenirs de musées, tente de traduire les ciels pourpres vus en peinture et décrits par le poète. L’idée musicale donne naissance à une forme complexe, enchevêtrée, souvent contrastée et violente, ici parfaitement servie. En bis, une fraîche mélodie de Ravel (dans une transcription toujours due à Clytus Gottwald) donnée tout en délicatesse.

BB